PACTE SOCIAL Moins évident qu’on peut le croire

La « Paix sociale » qui caractérise le monde du travail au Japon aujourd’hui pourrait tout aussi bien être le titre de ce chapitre mais elle n’en est en fait que la conséquence.

De fait, il ne faut pas croire que l’acceptation de cette paix est le seul fait de l’histoire ou de qualités particulières aux Japonais, telles que leurs tendances naturelles au consensus ou au compromis. Elle est aussi, et surtout, le fruit d’un pacte conclu entre les partenaires sociaux suite à des luttes, souvent violentes, qui commencèrent immédiatement après-guerre.

L’inflation et le chômage poussèrent la population dans la rue.
Les grèves se multiplièrent en 1947 et en 1948 au point de faire craindre un basculement du Japon dans le communisme.

Comme l’écrit Kamata Satoshi dans son livre « Japon : L’envers du miracle » : « Il faudra, pour parer le danger, l’interdiction générale des grèves par le général MacArthur, la chasse aux sorcières communistes, l’élimination systématique du syndicalisme de position, le renforcement des forces conservatrices – elles sont toujours à la tête du pays-. Ce n’est qu’en prenant en compte ces conditions politiques, que l’on peut comprendre le récit de la stratégie de développement à la japonaise » i .

Sur un ton moins polémiste, Karyn Nishimura-Poupée dans son livre «Les Japonais » souligne que la réaction ne fut pas seulement répressive : « Afin d’appuyer ce dispositif (de redressement), les américains dépêchèrent en 1949, le patron de la banque de Detroit, Joseph Dodge. Ce financier à poigne, sans états d’âme, qui avait déjà jugulé la hausse des prix en Allemagne, vint remettre de l’ordre dans les flux financiers et poser les piliers d’une économie structurée, non sans arrière-pensées géostratégiques », écrit-elle. ii. Un plan Marshall pour les Japonais en quelque sorte.

Les mouvements sociaux ne s’en sont pas moins poursuivis quelques années plus tard. A leur origine était le contentieux du renouvellement du traité de paix avec les Etats-Unis, ou sous-jacent à cela la volonté de la population, et principalement des étudiants, d’en finir avec l’occupation.

Certes à cette date, les revendications sociales ne furent pas à l’origine des violences, elles n’en conduisirent pas moins à consolider la relation de type coopérative entre syndicats et patronat qui avait été initiée au début du 20ème siècle, comme le rappelle Edwin O. Reischauer dans son livre « JAPAN The Story of a Nation »iii. Il écrit à ce propos « Malgré les conflits politiques entre les travailleurs et le management, l’organisation interne de l’industrie a également contribué à la croissance industrielle.
Au début du 20ème siècle, les hommes d’affaires avaient découvert que les travailleurs bien formés constituaient un atout précieux et avaient commencé à élaborer un système pour les retenir grâce à un emploi garanti tout au long de la carrière, de nombreux avantages sociaux, un intérêt paternaliste pour leur bien-être général et peut-être le plus important, des salaires qui augmentaient avec l’ancienneté.

Ce système, qui s’appliquait également au management, s’est répandu dans toutes les grandes industries après la guerre et a grandement contribué au développement d’une main-d’oeuvre fortement loyale et efficace. Certaines composantes du système rappelaient les relations interpersonnelles japonaises antérieures, en particulier celles des luttes entre clans menées par des membres intensément fidèles à leur domaine de l’époque Tokugawa.

Mais c’était essentiellement une réponse japonaise novatrice aux nouveaux problèmes de la société industrialisée moderne. Cette organisation interne de l’industrie ne signifiait pas que les syndicats étaient sans importance. Ils existaient et négociaient avec détermination avec la direction pour les salaires et les droits des travailleurs.

Mais puisque les syndicats, en tant que syndicats d’entreprise, comprenaient chacun toutes les personnes travaillant pour une entreprise spécifique, la dernière chose qu’aucun d’entre eux voulait faire était de nuire à la position concurrentielle de cette entreprise, sur laquelle dépendait le bien-être financier de ses membres. Les grèves deviennent donc essentiellement symboliques, démontrant le pouvoir potentiel des forces du travail, mais ne nuisant pas à l’entreprise.

Les travailleurs s’identifiaient à l’entreprise, étaient très fiers de son prestige et de ses produits. Ils se sentaient être comme un membre de l’équipe et n’avaient besoin d’aucune personne extérieure pour assurer le contrôle de la qualité… La loyauté des travailleurs de l’industrie privée envers l’entreprise et leur souci de l’avenir de l’entreprise, combinés au haut niveau d’éducation du Japon d’après-guerre, ont donné au pays la force industrielle la plus efficace et la plus laborieuse au monde. ».

Le rattachement de la spécificité des relations du travail à la tradition japonaise est cependant fortement contesté par nombre d’auteurs d’obédience progressiste dont un des plus remarquables est l’auteur déjà cité, Kamata Satoshiiv « Ce qu’on sait moins, écrit-il, c’est l’empreinte des États-Unis dans tout le système de relations sociales qui fut mis en place dans ces secteurs stratégiques (textile, construction navale, automobile, machines-outils): les syndicats appartenant à la Sohyo, de tendance socialiste, furent partout dans l’industrie privée, et plus particulièrement dans les secteurs de pointe, doublés par un « deuxième syndicat » : la pratique du syndicat maison, syndicat unique, auquel l’affiliation est obligatoire, importée elle aussi des États-Unis dans l’après-guerre (les syndicats japonais, structurés à l’européenne avant-guerre, avaient été interdits en 1940), permit à ces « deuxièmes syndicats » de se substituer le plus souvent totalement au premiers. »

Que la paix sociale soit un héritage du passé plus ou moins lointain ou le résultat d’un apport extérieur, on voit bien aujourd’hui qu’elle fut acceptée et intégrée dans les entreprises au point d’apparaitre comme une tradition japonaise ancrée dans l’histoire.

Nul ne peut nier aussi qu’elle contribua à maintenir l’équilibre dans la redistribution de la valeur entre les salariés et les actionnaires, équilibre qui caractérise encore aujourd’hui le capitalisme japonais avec entre autres avantages pour les grandes entreprises, celui d’échapper au seul diktat de la finance et du même coup de les autoriser à mener des politiques à plus long terme.

Les soubresauts de 1968, pourtant plus violents encore qu’en France, n’ont pas très sensiblement modifié la donne. Il fallut attendre les années 2000 pour que le modèle social japonais commence à évoluer sous les effets de la mondialisation. Les entreprises japonaises, à l’instar de la plupart des pays occidentaux confrontés aux conséquences déflationnistes de la mondialisation sur les salaires, précarisèrent progressivement l’emploi par la multiplication des contrats à durée déterminé.

C’est ainsi qu’en l’espace de 30 ans, les emplois à vie furent réduits de 80 à 60% (voir le chapitre : « L’emploi à vie ( ou la chronique d’une mort annoncée) » et qu’en moyenne les salaires n’augmentèrent quasiment plus au cours des vingt dernières années, dites « les années perdues » (il est vrai que pendant la même période, le pouvoir d’achat s’est maintenu grâce à la déflation).

La paix sociale fut aussi favorisée par une organisation du travail et des relations hiérarchiques plus égalitaires qu’elles ne le furent dans la plupart des autres pays développés, dont la France. Trois aspects au moins en témoignent. Les premiers pas de chaque employé dans l’entreprise se font tout d’abord à part égale quelle que soit le niveau de diplôme, c’est ainsi qu’un diplômé de l’Université de Tokyo pourra passer un ou deux ans à la gestion physique des stocks, puis comme tous les autres à divers postes sans relation directe avec sa formation. Ce n’est que quelques années plus tard que se fera la différenciation entre les plus ou moins bien diplômés. L’avantage est que les futurs managers ont de ce fait une meilleure connaissance des rouages et des modes de fonctionnement de l’entreprise.

Le deuxième aspect, en partie lié au précédent, est l’absence au Japon des catégories cadres et hauts cadres qui en France creusent d’emblée l’écart entre les niveaux d’emploi et favorise moins fortement l’esprit de solidarité collective au sein de l’entreprise. S’ajoute à cela une progression au Japon relativement proportionnelle des rémunérations dans chaque catégorie à l’inverse de la France où les rémunérations des cadres progressent plus rapidement que celles des ouvriers et employés, et plus encore pour les hauts cadres, tandis qu’elles stagnent pour les non-cadres au point qu’un ouvrier en France a à peu près la certitude que son salaire n’augmentera pas de plus de 40% jusqu’à la fin de sa carrière contre 80% pour son homologue japonais (voir à cet égard l’étude de Nohara Hiroatsu dans le numéro 13 de la revue de la Maison Franco-Japonaise Ebisu avril-juin 1996v).

On peut voir là une des raisons structurelles (et non idéologiques) pour laquelle le concept de lutte des classes prévaut moins au Japon qu’en France, au profit d’un syndicalisme d’entreprise plus associé au devenir de l’entreprise et moins arcbouté sur les revendications salariales.

i Kamata Satoshi « Japon : L’envers du miracle » aux éditions Cahiers libres/François Maspero 1980
ii Karyn Nishimura-Poupée, Les Japonais Editions Taillandier 2008
iii Edwin O. Reischauer « JAPAN The story of a nation” Edition Tuttle p. 275
iv « Japon : L’envers du miracle » précité p. 12
v Nohara Hiroastu Revue de la Maison Franco Japonaise « Ebisu » N° 13 avril-juin 1996