LE CHANT DES PARTISANS

Il est des textes qui vous marquent plus que d’autres. Celui-là est de Pierre Assouline, critique littéraire au Monde :

18 février 2006

Anna Marly à l’aube au Sélect…

     Anna Marly, cela vous dit quelque chose ? Probablement pas, sauf exception. Elle vient de mourir à l’âge de 88 ans. Avant de devenir celle qu’on appellera “le troubadour de la Résistance”, et après aussi, elle avait connu mille aventures depuis sa naissance à Saint-Pétersbourg en 1917, année qui vit également son père fusillé dès les premiers jours de la Révolution. Il y a six ans, cette chanteuse et parolière à la personnalité atypique avait publié ses Mémoires chez Little Big man. A cette occasion, je l’avais invitée un matin au 7-9 de France-Culture. L’un de mes souvenirs les plus forts et les plus intenses. L’un de ceux qui ne nous vous font pas regretter de vous lever à 5h du mat pendant trois ans pour être au courant de l’essentiel et avoir les idées à peu près claires deux heures après en direct.

Le-Chant-des-partisans Laurent Dubois

Une fois par semaine, chaque jeudi, l’émission avait lieu au Sélect, l’un des cafés historiques de Montparnasse. Des fidèles venaient y assister, des consommateurs attrapés au hasard aussi, sans parler des fêtards prolongeant la nuit d’un after l’autre, de Jean-Pierre Léaud plus Artaud que jamais venu en voisin et d’autres encore. Très droite, digne et déterminée, Anna Marly se raconta avec humour et aussitôt tous furent captivés. Quand l’émotion affleurait, elle en chassait dans l’instant toute sensiblerie et tout sentimentalisme. Elle nous fit rire pendant une heure. Jusqu’au morceau de résistance : le Chant des partisans bien sûr, puisque c’est de là que vint sa notoriété et son surnom, malgré tous les succès qu’elle avait pu écrire après. En 1944, Anna Marly en avait composé la musique, et Joseph Kessel et son neveu Maurice Druon les paroles. Notre réalisateur Georges Kiosseff avait préparé un pot-pourri de différentes versions (Gainsbourg, Hip-hop, Rap etc) qu’elle commenta au fur et à mesure à sa manière : “ridicule… beurk… nul… vous aimez ça, vous ?…”. Jusqu’à ce que je lui demande d’interpréter pour nous, comme ça, de chic, cet hymne qu’elle avait chanté des milliers de fois en toutes circonstances sous toutes les latitudes. “Dans la version de mon choix ?” demanda-t-elle. “Evidemment !” Alors cette femme dotée d’une force de caractère peu commune acheva de boire son café et nous offrit a capella Le Chant des partisans en russe.

“Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ?/ Ami, entends-tu les cris sourds du pays qu’on enchaîne ?/ Ohé partisans, ouvriers et paysans, c’est l’alarme/ Ce soir l’ennemi connaîtra le prix du sang et les larmes …”

D’ordinaire, quand un ministre, un écrivain ou un artiste parlait à ce micro du jeudi matin au Sélect, il demeurait toujours le bruit de fond des garçons tout à leur service, des chaises balancées sur les tables, du nettoyage à grandes eaux, de la machine à café et de la caisse enregistreuse, pour ne rien dire des éructations des leveurs de coude vissés au zinc qui se moquaient pas mal de l’invité. Cette fois, exceptionnellement en trois ans, un silence absolu s’installa en quelques secondes. La voix d’Anna Marly couvrait tout, sa vibration était une injonction à se taire et à respecter les paroles qui sortait de sa bouche, celles-là même qui incarnaient l’âme et l’esprit de la Résistance. Même les poivrots en furent muets de stupeur.

“… Ami, si tu tombes un ami sort de l’ombre à ta place/ Demain du sang noir sèchera au grand soleil sur les routes/ Chantez, compagnons, dans la nuit la Liberté nous écoute…”

A croire que tout le monde comprenait le russe et traduisait d’instinct – même si quelques uns reprenaient tout bas les refrains en français. Preuve que ce Chant des Partisans est la vraie “Internationale”, il n’en est pas d’autres. Ils avaient tous les yeux rivés sur elle. Un bistro en lévitation à l’heure du café crème par la grâce d’une évocation de l’armée de l’ombre par une femme qui ne voulait en exalter la mémoire que dans sa langue natale. Quand elle reprit le refrain les lèvres serrées, elle s’aida en frappant doucement du poing sur la table pour marquer la cadence. Quelques consommateurs se regardèrent et, émus aux larmes, en firent autant, puis d’autres et d’autres encore jusqu’à ce qu’une soixantaine de personnes en fassent autant. La musique qui s’en dégageait avait quelque chose de martial mais elle était trop chaotique pour n’être qu’un bruit de bottes. Cet inoubliable murmure collectif dans son absolue simplicité, d’autant plus pathétique qu’il était spontané, aurait pu accompagner les dernières paroles du discours prononcé par André Malraux pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon le 19 décembre 1964. Des mots gravés à jamais dans les mémoires :

“… L’hommage d’aujourd’hui n’appelle que le chant qui va s’élever maintenant, ce Chant des Partisans que j’ai entendu murmurer comme un chant de complicité, puis psalmodier dans le brouillard des Vosges et les bois d’Alsace, mêlé au cri perdu des moutons des tabors, quand les bazookas de Corrèze avançaient à la rencontre des chars de Rundstedt lancés de nouveau contre Strasbourg. Ecoute aujourd’hui, jeunesse de France, ce qui fut pour nous le Chant du Malheur. C’est la marche funèbre des cendres que voici. A côté de celles de Carnot avec les soldats de l’an II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice, qu’elles reposent avec leur long cortège d’ombres défigurées. Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de la France…”

Quand Anna Marly cessa de chanter, il y eut quelques secondes d’un silence de mort avant que le Sélect n’éclate en applaudissements. Elle signa quelques autographes, dédicaça son livre, serra des mains et s’en retourna vers le métro. Je lui ai juste demandé l’autorisation de la prendre dans mes bras et de l’embrasser. Impossible désormais d’entendre le Chant des partisans sans penser à cette aube là. A quelques heures près, et comment ne pas y voir un signe, elle est morte en même temps que Jacques Baumel, résistant de la première heure lui aussi, le dernier élu de la République qui fut issu de la Résistance. Il avait vécu les quatre années d’occupation dans la clandestinité à un haut niveau de responsabilité sans jamais se faire prendre. Son secret ? Se confondre dans la grisaille des murs. Jacques Baumel disait récemment encore :” Quelque chose est mort chez ceux qui ont survécu.”