GLOBALISATION A qui profite-t-elle le plus

Peut-on être soi-même si peu global et jouir autant de la globalisation ? 

L’image que donnait le Japon dans le passé était à cet égard peu flatteuse.

Question de vocabulaire tout d’abord : Globalisation/mondialisation. La distinction entre ces deux termes est propre à la langue française. Dans le contexte économique et commercial, on peut les prendre l’un et l’autre pour signifier l’extension du système capitaliste sous toutes ses formes à l’ensemble de l’espace géographique mondial.

Christian Sautter, ancien ministre des finances, et connaisseur du Japon, disait “La globalisation cueille à froid le Japon, le choc que traverse aujourd’hui le pays traduit les difficultés d’adaptation d’une économie qui tente sans grand succès d’en finir avec ses habitudes de régulation excessive ».

“Les Japonais doivent commencer à comprendre comment le monde marche”, disait pour sa part Arnaud De Meyer, directeur du Centre Europe-Asie à l’Insead (Fontainebleau).

Un autre économiste, Alexandre Fur, de l’institut Rexecode, constatait que “l’Indonésie et la Corée n’ont pas le choix face à la globalisation. Le Japon, lui, a peur”.

Avec une certaine condescendance, c’était l’image que renvoyait le Japon en 1998, est-ce encore vrai aujourd’hui ? La réponse que je fis en 2014 lors d’une conférence sur le sujet est mitigée et elle le serait encore aujourd’hui.

Retard oui mais pas pour tout le monde…

  • L’industrie automobile japonaise est totalement globalisée, avec actuellement plus de voitures fabriquées et vendues à l’étranger qu’au Japon. Il en est de même pour les équipementiers automobiles qui se sont implantés à l’étranger pour suivre les fabricants japonais et répondre aux demandes croissantes des constructeurs étrangers.
  • L’industrie aéronautique où le pourcentage des équipements et pièces japonaises dans la production mondiale des avions ne cesse d’augmenter.
  • Dans l’électronique, l’industrie reste souvent le producteur unique pour certaines pièces à haute valeur ajoutée (les événements de Fukushima ont montré à quel point cette industrie était dépendante du Japon pour ces pièces maitresses). Le Japon est leader avec Fanuc sur le marché des CNC (computer numerical control), le Japon produit 95%du marché mondial des réducteurs de vitesse, 50% des pièces de l’iPhone et bien d’autres de cette même nature.
  • Dans le domaine de l’énergie, y compris nucléaire, le Japon en dépit de Fukushima, a des capacités à l’exportation au moins aussi forte que les européens, la France comprise.
  • Il en est de même dans le ferroviaire, même si la concurrence chinoise est de plus en plus sévère dans les trains à grande vitesse.
  • Les shoshas japonaises opèrent désormais globalement dans monde, non seulement dans le commerce, mais aussi dans des investissements industriels et commerciaux. Un exemple proche de la France, Toyota Tsucho, qui a racheté la société de commerce français CFAO et vient de faire un accord avec le distributeur Carrefour (le numéro 2 dans le monde) pour l’implantation de supermarchés en Afrique.
  • Certains diront qu’il n’est pas tout à fait exact de dire que le Japon est mondialisé grâce aux Shosha. S’il est vrai qu’elles se sont développées à l’international, elles l’ont fait moins pour devenir globale que pour satisfaire aux besoins des entreprises japonaises ou plus généralement du Japon. De ce point de vue, on peut qualifier leur démarche d’internationale mais elle n’est pas globale pour autant. De plus, en aidant les entreprises japonaises à se développer vers le monde extérieur, elles leurs évitent d’avoir à faire elles-mêmes l’effort de globalisation.

Mais retard quand même…

La globalisation des uns masque une autre réalité.  Les chiffres montrent que l’industrie japonaise a pris du retard par rapport à la moyenne des entreprises mondiales. Une étude de McKinsey en 2011 relevait qu’en prenant dix sociétés cotées dans les secteurs les plus représentatifs, les entreprises japonaises étaient largement en dessous de la moyenne pour les revenus (bénéfices) perçus de l’étranger, les participations (actions dans des entreprises étrangères) et les actifs détenus à l’étranger.  

Les entreprises japonaises sont moins globales sur les marché globaux (c’est-à-dire ceux où s’affrontent en pleine concurrence tous les acteurs de la planète). Par exemple en Chine dans l’automobile, General Motors et Volkswagen réussissent mieux que Honda et Toyota. En Inde Samsung et LG réussissent mieux que Panasonic et Sony. De même, Microsoft est plus gros au Japon que ne l’est Fujitsu aux Etats-Unis. La part du Japon dans le marché mondial des produits électroniques est passée de 40% en 1999 à moins de 15% aujourd’hui (en 2014). C’est ainsi que les leaders sur le marché japonais, sont loin derrière leurs concurrents étrangers après avoir parfois été des leaders mondiaux tels que Sony, Panasonic, Sharp et Pioneer). 

Il est notable aussi de constater que le Japon n’a aucune société mondiale dans les nouvelles technologies (à part Softbank et dans une moindre mesure Rakuten). De même, il n’y a pas d’entreprises mondiales dans les secteurs de la finance (à l’exception de Nomura), l’assurance, la pharmacie (le premier japonais, Takeda dirigée par un français était à la 19ème place en 2019), la cosmétique (excepté Shiseido qui est classée en 6éme position en 2019), la distribution (Fast Retailing n’arrive qu’en 40éme position en 2019), la communication, les produits alimentaires, les boissons (alcoolisées et non alcoolisées). Deux exceptions notables toutefois avec Softbank encore qui se classe dans la communication en 4ème position en 2019 et Dentsu qui s’appuyant sur un quasi-monopole sur le marché japonais de la publicité s’est largement développée sur le marché mondial où elle occupe la quatrième place en 2019.

Le plus surprenant est que vu leur taille, leur domaine d’activité, leur capacité de production et le haut niveau de leur technologie, nombre de sociétés japonaises devraient être globales.

Elles devraient l’être d’autant plus qu’elles disposent d’énormes capacités financières. En 2014, l’épargne des entreprises japonaises aurait dépassée les 232 milliards de yens, c’est à dire 75% de plus depuis 2007, qui seraient conservés au motif de la protection contre les aléas et la conjoncture.  Ce comportement conservateur ne serait-il pas aussi le signe d’une certaine incapacité à envisager plus clairement l’avenir.

La réussite des uns montre néanmoins qu’on ne peut pas attribuer au seul fait japonais le retard des autres, et pourtant c’est bien ce qu’on a l’habitude de faire.  C’est sans doute à raison car celles qui ont réussi sont celles qui ont su se réformer pour échapper aux freins traditionnels de la culture d’entreprise japonaise.

On ne peut pas non plus dire que les sociétés japonaises craignent l’internationalisation. La hausse des investissements directs étrangers du Japon en 2012 a été de 12,5% et cette progression a été maintenue depuis sur les cinq continents (elle a été de 56,95% en 2019 et cette progression a été observée surtout en Europe et en Amérique du Nord). Mais pour la 3ème économie mondiale, c’était 4 fois moins que les Etats-Unis, deux fois moins que le Royaume unis et 1/3 de moins que l’Allemagne (en 2019 c’était 8 fois moins que les Etats-Unis, 3,5 fois moins que le Royaume unis et 7,5 fois moins que l’Allemagne).

Il est aussi permis de penser que l’approche japonaise de la mondialisation est plus monocentrée que celles des autres pays développés. Il semble, en effet, que les sociétés japonaises recherchent plus à augmenter leurs capacités et leurs revenus pour compenser la faiblesse du marché japonais qu’à devenir des opérateurs mondiaux.

De ce point de vue, elles fonctionnent plus comme des sociétés holding que comme de sociétés mondiales. Il est clair que la plupart des dirigeants d’entreprises japonaises sont conscients de la nécessité de mondialiser leur entreprise mais la conscience de cette nécessité ne se transforme pas toujours en action.   La pression n’est sans doute pas assez forte pour vaincre le conservatisme.

La gouvernance traditionnelle ne contribue pas non plus à en sortir lorsque les dirigeants sont nommés par un conseil d’administration composé de responsables qui n’ont connu que la même entreprise, lorsque le président n’est à ce poste que pour 3 à 4 ans avec la certitude de devenir chairman et de finir ses jours tranquillement auréolé d’un titre prestigieux.  A quelques exceptions près, ce mode de fonctionnement clanique est à comparer aux nominations des grands patrons des multinationales étrangères qui pour la plupart viennent de l’extérieur et sont beaucoup plus clairement responsables devant leurs actionnaires. On imagine mal un grand groupe japonais envisager de déplacer son siège en dehors du Japon, comme commence à le faire bon nombre de multinationales étrangères.

Certains considèrent que parmi ces freins, il y a celui de la rigidité du marché du travail. Pourtant les chiffres semblent montrer le contraire. A la différence de la France, le Japon a répondu à la mondialisation en réduisant très sensiblement les coûts du travail. Comment :

  • en augmentant le travail précaire (qui est passé de 20% à 40% en dix ans) tout en préservant l’emploi,
  • en maitrisant l’augmentation des salaires et
  • en adoptant une politique de protection contre le chômage moins généreuse.

Cette politique est comparable à celle de l’Allemagne dont on peut dire qu’elle a réussi son adaptation à la mondialisation tandis que la France qui a maintenu une protection de l’emploi plus rigide en souffre davantage. De ce point de vue, l’industrie japonaise a fait le bon choix, au détriment certes des employés dont le revenu global a baissé mais dont en contrepartie les emplois ont été maintenus.  

Les causes du manque de globalisation des entreprises japonaises ne viendraient donc pas de là.

 

Le principal obstacle à la mondialisation au Japon ne serait-il pas son incapacité à communiquer avec le monde extérieur en raison tant de sa mauvaise maitrise de l’anglais que du manque d’ouverture vers l’étranger, les deux allant souvent ensemble.

En dépit d’une reconnaissance officielle du problème depuis des années et des moyens mis en œuvre pour le résoudre (du point de vue de l’éducation comme de la formation dans les entreprises), les progrès sont faibles.

Nul ne doute qu’un meilleur usage de l’anglais est une des clés de la globalisation. Un bon exemple est celui du succès de la société française Danone qui a imposé l’anglais comme langue de la société, permettant ainsi une plus grande mobilité des cadres au sein de l’entreprise et de ses filiales. Au Japon même, les deux sociétés qui en ont fait une politique Uniqlo et Rakuten sont parmi le plus globales quand bien même son application est loin d’être parfaite.

Je faisais partie de ceux qui pensaient que le Japon connaitrait une évolution de même ordre que la France. Ce n’est pas vraiment le cas. Prenons l’exemple des documents de travail dans les relations d’affaires. Dans la majorité des cas, il est toujours nécessaire de traduire la plupart des documents en japonais, non pas du français au Japonais ce qui pourrait se comprendre, mais de l’anglais au japonais.

Outre le temps perdu, le fait de ne pas négocier dans la même langue accentue le risque de malentendus. Ces risques existent déjà sur le plan culturel, ils sont encore aggravés par l’absence de communication dans une même langue. En outre quand bien même le responsable japonais connait bien l’anglais, il est fréquent qu’il ait du mal à s’exprimer à l’oral. Cette défaillance est plus pénalisante encore dans le cas de négociation avec des responsables de plusieurs pays, le négociateur japonais étant souvent le seul à avoir besoin d’un interprète.

La conséquence est aussi que les entreprises japonaises ont plus de difficultés à attirer les dirigeants ayant une bonne expérience à l’international. Elles en ont pourtant besoin pour faire face à la complexité de plus en plus grande de la direction des entreprises opérant dans plusieurs pays.

Elles ont également du mal à former en interne ou à recruter à l’extérieur les cadres dirigeants compétents dont elles ont besoin pour suivre leurs investissements à l’étranger. Ces dirigeants sont rares et chers mais les entreprises japonaises en raison de leur manque d’ouverture à l’international ont aussi moins de capacité à juger de leur qualité compte tenu de leur difficulté à apprécier la compétence d’un étranger, d’où les multiples erreurs qui ont été faites dans leur choix. S’y ajoute le fait qu’un étranger, quelles que soient ses facultés, a forcément des grandes difficultés à imprimer son action dans le système de management classique qui lui-même est peu flexible et peu mondialisé.  Il faut la trempe et l’expérience d’un Carlos Ghosn, et aussi une situation très particulière, pour que cela puisse fonctionner (encore qu’au jour où je revois ce commentaire la reconnaissance de ses talents se soit dramatiquement retournée contre lui).

Dans le même ordre, il est remarquable de noter que parmi les dirigeants étrangers nommés à la tête des grandes entreprises japonaises, la plupart des autres ont quitté leur poste dans des circonstances parfois difficiles, Stuart Chambers (Nihon Sheet Glass), Howard Stringer (Sony), Michael Woodford (Olympus) et plus récemment Didier Leroy qui a quitté son poste de Vice-Président de Toyota. Il sera intéressant de voir à cet égard ce que donnera l’expérience de la société pharmaceutique Takeda qui a nommé à sa direction générale un français, Christophe Weber. Il est vrai que Takeda pour sa propre survie a fait le choix de la mondialisation en rachetant l’américain Millenium et le Suisse Nycomed. 60% de son chiffre est ainsi réalisé hors du Japon.

Christophe Weber n’a naturellement pas été choisi parce qu’il est français mais parce qu’il avait une expérience internationale reconnue en tant que cadre dirigeant de Glaxo Smith Kline en Europe, aux Etats-Unis et dans la région Asie-Pacifique.

Le « business model » japonais est pris entre deux feux, une classe dirigeante généralement très peu formée à l’international et peu familiarisée avec les langues étrangères et une jeunesse peu intéressée à les apprendre, comparée notamment aux chinois et aux Coréens qui aujourd’hui sont majoritaires dans les universités américaines. Il y avait 47.000 étudiants japonais dans les universités japonaises en 1997, il n’y en avait plus que 19.000 en 2012 (réduit à 18.000 en 2019 contre 370.000 chinois et 50.000 coréens).

Le mode de formation traditionnel des employés dans une société japonaise est concentré sur l’apprentissage des codes de l’entreprise. Cette méthode ne favorise pas la différence et donc pas non plus le développement de nouvelles idées ou de nouvelles façons d’agir. Certes les entreprises envoient quelques-uns de leurs employés dans des universités à l’étranger mais dans la plupart des cas ceux-là sont perçus comme s’excluant des voies qui conduisent aux plus hauts postes de direction (« elite course »), ce qui n’est évidemment pas facteur d’attraction pour les plus talentueux.

Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’une compétence en langue et une compétence à l’étranger soit souvent perçue comme un handicap pour faire carrière dans une grande entreprise japonaise. La France connaissait le même phénomène il y a 30 ans mais avec l’ouverture de l’Europe et l’internationalisation des entreprises françaises, un passage à l’étranger est à l’inverse devenu quasiment obligatoire pour réussir dans une entreprise française.

Si la globalisation a pour corollaire l’ouverture de l’entreprise à tous les aspects de l’économie internationale, du commerce, de l’investissement, des flux de capitaux, des mouvements de personnel, de la diffusion de la connaissance et de la technologie, la tendance japonaise à se voir différent et à revendiquer cette différence va à l’encontre de cette nécessaire ouverture.

C’est sans doute une des raisons pour laquelle la société japonaise n’a pas créé les meilleures conditions de l’utilisation de son capital humain et notamment de la capacité à développer les talents vers l’international de même que celle d’accueillir ceux provenant d’autres pays.

Un autre aspect de la globalisation est celui de la standardisation et des normes. Pour être global, un pays doit adopter des règles elles-mêmes globales. Au non de sa différence, le Japon a très longtemps revendiqué des normes différentes. C’est le cas notamment dans la pharmacie et les équipements médicaux. Ces normes spécifiques au Japon ont certes protégé l’industrie japonaise mais ont été contreproductives en retardant la production de produits mondiaux (d’où sans doute la faiblesse du Japon dans ces deux secteurs).

Dans la téléphonie, parmi d’autres particularités, le Japon a créé ses propres standards au point qu’il est resté longtemps le seul pays où il n’est pas possible de changer la carte Sim d’un Smartphone acheté au Japon, ce qui obligeait les utilisateurs de Smartphones japonais et étrangers à communiquer avec leur adresse d’origine à des coûts prohibitifs. Cette restriction ne choquait personne à l’époque pas. Et on ne peut pas dire que la protection du marché japonais ait facilité la mondialisation des fabricants japonais dans le domaine de la téléphonie où force est de constater qu’hors du Japon, ils sont totalement absents.

 

Dans le même sens, il est frappant de voir le retard pris par le Japon dans sa négociation de l’accord de libre-échange avec l’Europe. La Corée, dont les entreprises sont plus globales, avait déjà signé cet accord en 2011, tandis qu’il fallut attendre sept années de plus pour qu’il soit signé par le Japon.

S’il fallait conclure par quelques recommandations à nos amis japonais, j’en retiendrais au moins deux :

  • Apprenez les langues à marche forcée pour rattraper le retard sur vos redoutables voisins et concurrents ;
  • Cessez de penser que vous êtes différents et que cette différence vous protège. Ce temps là est révolu.

Pour terminer sur une note plus positive atténuant quelque peu mon propos, en particulier sur les capacités des entrepreneurs japonais à s’adapter à la mondialisation, je citais Pierre Kosciusko-Morizet, président de Prime Minister racheté en 2013 par Rakuten :

« La cadence de l’internationalisation de Rakuten est impressionnante. Les équipes que je rencontre au siège du groupe lors de mes visites au Japon se sont mises en trois ans à l’heure mondiale. Je n’ai aucun problème de communication avec Hiroshi Mikitani et ses équipes. Pourtant malgré ce dynamisme, le groupe a pris soin de ne pas blesser la spécificité de Prime Minister et des autres sociétés qu’il a acquises. La délicatesse est d’après mon expérience une des qualités des investisseurs japonais. Si, dans leur expansion internationale, les entreprises américaines suivent souvent un modèle qu’il pense universel en escomptant que tout le monde finira par s’y conformer, les Japonais au contraire ont conscience de leur particularité, il cultive les talents locaux, les laissant autonomes tout en lançant des impulsions stratégiques. »

On me dit cependant que ce n’est plus aussi idyllique aujourd’hui qu’il y paraissait. Comme quoi…