Le Giri est un des incontournables parmi les composantes des relations interpersonnelles au Japon. Il ne faudrait pas croire qu’il soit une de ces idées reçues qu’auraient concoctée les japonisants à l’attention des étrangers qui seraient eux-mêmes aussi ignorants que soucieux d’exotisme. L’étrangeté est plutôt la difficulté qu’ont les Japonais à le définir et plus encore à se départir d’une description quelque peu idéalisée de ce que le Giri représente dans la réalité.
Une fois de plus laissons-les s’exprimer sur le sujet.
« Encore un mot que l’on trouve dans tous les manuels occidentaux sur le Japon. D’après le dictionnaire, il signifie « dette », «obligation », « devoirs ». C’est bien cela, mais pas tout à fait. Le Giri, à mon avis, est tout un système qui gère les relations humaines au Japon. Le respect du Giri fait partie de la panoplie des vertus de l’honnête homme japonais. Celui qui manque au Giri est une personne méprisable et méprisée. Alors de quoi s’agit-il ? Le système du Giri correspond à celui du « renvoi de l’ascenseur » ! Celui qui ne le renvoie pas est un moins que rien. Dans la société japonaise, il est de coutume de tenir une stricte comptabilité des Giri que l’on contracte et des Giri dont les autres vous sont redevables. Une large part des rapports humains est bâtie sur ce système d’échange d’obligations. Si vous voulez être une personnalité considérée au Japon, essayez d’accumuler autant de Giri que possible dans la colonne des actifs de votre comptabilité personnelle. Si vous avez des Giri dans celle des passifs, soyez disponible lorsque celui envers lequel vous avez une obligation vous demande à son tour une faveur ou un service. »
Certes, mais une comptabilité faite de non-dits supposés connus n’est pas facile à tenir par un étranger à qui par principe les codes ne sont pas enseignés.
Serait-on plus éclairé par ce qu’en dit le professeur Ichiro Kitamura dans Etudes de droit japonaisii, ce n’est pas sûr :
« Le giri consistant essentiellement en des préceptes au contenu indéterminée, on est obligé d’exécuter ses devoirs, en en jugeant soi-même la portée et l’étendue, de manière à se conformer à la volonté présumée de son adversaire. Celui-ci pour sa part ne peut qu’attendre de l’autre un acte spontané sans être fondé à le lui demander expressément. »
Ou encore le professeur Takehisa Awaji dans la même Etudes de droit japonais (iii):
« Il est très difficile, même pour un japonais, de définir le Giri ou d’en expliquer le mécanisme. C’est une notion très équivoque …. On peut très bien brièvement dire que le Giri est le devoir de rendre quelque chose pour les bienfaits que l’on a reçus. Il existe non seulement dans les relations entre supérieurs et inférieurs, mais dans les rapports entre égaux. Si l’on manque au Giri on devient quelqu’un en qui on ne peut pas avoir confiance, de telle sorte que l’on perd la face. C’est là l’aspect de contraintes extérieures du Giri. Le Giri est de plus renforcé par le sentiment de la « honte » que l’on éprouve si on le méconnait : c’est l’aspect intérieur mais très fort de la contrainte du Giri. »
Le professeur Noda essaie quant à lui de nous en dire plus, sans grand succès à vrai dire, en relevant les six points suivants sur le caractère du Giri (iv) :
1.
Le Giri est un devoir ; disons plutôt l’état d’une personne qui est tenue de se comporter comme elle le fait à l’égard d’une autre personne déterminée ;
2.
La personne envers qui existe le devoir n’a pas pour autant le droit d’exiger du sujet du devoir qu’il l’exécute ;
3.
Les relations de Giri sont perpétuelles ;
4.
Les relations de Giri s’appuient sur des sentiments d’affection ;
5.
Les relations de Giri sont imbues des principes d’un ordre hiérarchique de caractère féodal ;
6.
Les règles de Giri ne sont pas imposées au moyen d’un appareil de contraintes d’ordre public, mais sanctionnées seulement par le sentiment de l’honneur.
Ce qu’en dit Takeo Doi, dans « the anatomy of dependancev », va encore accroitre la complexité du sujet en associant le Giri, qu’il qualifie d’obligation sociale, au concept plus émotionnel de Ninjo (dont le sens le plus proche est celui de compassion). Ce serait comme si le côté rigide et inhumain du Giri ne pouvait être toléré que s’il coexiste avec la compassion, les deux concepts étant rattachés à celui cher à l’auteur d’Amae (qui peut se définir sommairement en une dépendance affective) car dans les deux cas, il y a bien dépendance par l’obligation (Giri) et par le sentiment compassionnel (Ninjo). Le Giri existe dans des relations qui présupposent aussi l’expérience de la compassion. Ce qui ferait ainsi la force du lien du Giri, au-delà de la stricte obligation, serait que s’y ajoute une relation que l’on pourrait dire affective et qui en cas de non-respect du Giri viendrait aggraver le reproche de trahison.
Le consensus des uns et des autres est bien la seule certitude que l’on ait sur un sujet aussi impénétrable !
Nul ne s’étonnera alors de la difficulté pour un étranger à se reconnaitre être engagé dans une relation de Giri. Celle-ci reste, on le comprend, toujours implicite. Personne ne vous dira que vous avez contracté une dette qui en relève sauf au moment où vous avez failli, mais il est trop tard. Est-ce par politesse ou par convention, il est difficile de l’affirmer. Ou est-ce simplement par crainte d’afficher frontalement une désapprobation qui serait source d’inconfort. En caricaturant, vu d’un oeil critique occidental, la situation serait celle d’un ami ou d’une relation qui vous accorde un bienfait sans que vous ayez le souvenir de l’avoir sollicité ou plus banalement que vous l’ayez reçu en pensant qu’il vous était accordé par pure générosité sans espoir de retour. Le risque est grand d’attribuer cette situation à l’exercice d’un pouvoir de domination par le créditeur du Giri, d’où la perception d’un certain malaise lorsqu’il s’exerce à l’encontre du débiteur, quand bien même il en tirerait un réel bénéfice. N’est-ce pas ce à quoi fait implicitement référence le professeur Noda lorsqu’il évoque son caractère féodal (vi) .
Quoiqu’il en soit, il ne nous appartient pas de rejeter ou d’ignorer la règle. Au contraire, elle peut être l’occasion de développer l’aptitude à gérer le non-dit propre à ce pays et, pourquoi pas, de l’appréhender comme une forme évoluée de civilité.
i L’Abécédaire du Japon, Takashi Moriyama, page 95
ii Etudes de Droit Japonais Société de Législation Comparée 1989 (page 34)
iii Idem (page 18)
iv Idem (page 18 note de bas de page 17)
v The anatomy of dependance Kodansha international 1973