AUTOMOBILES ça roule pour le Japon

Une passion d’enfance

Passionné de voiture depuis ma plus tendre enfance, j’ai développé une mémoire assez rare pour tout ce qui y touche. Je pouvais me souvenir des détails de carrosserie de toutes les voitures, y compris des changements mineurs intervenus au cours des ans.

A l’âge de 14 ans, j’étais capable de nommer la quasi-totalité des modèles existants sur le marché, non seulement en France mais aussi dans presque tous les pays du monde. Ce n’est plus vrai aujourd’hui pour au moins deux motifs : le nombre de marques et de modèles dans le monde a été au moins multiplié par 10, ce qui rendrait l’exercice impossible, et au fil du temps mes centres d’intérêts se sont portés vers d’autres domaines.

Un pays, le Japon, avait toutefois échappé au catalogue de ma mémoire pour la simple raison que dans les années 50, ses voitures n’étaient pas encore importées en Europe. Elles ne le furent qu’à la fin des années 60, en Belgique tout d’abord, puis quelques tentatives en France avec les Honda S600 et S800 qui nous impressionnèrent par leur capacité à monter en tours (ce qu’expliquait le fait que ses moteurs venaient de la moto) mais moins sur leur fiabilité.

S800
S800

Les formes inhabituelles des voitures japonaises n’en éveillèrent pas moins ma curiosité toutes les fois où j’avais la chance d’en rencontrer une, comme l’exemplaire unique de la Toyota Crown de 1972 que je voyais de temps à autre garée près de l’ambassade du Japon avenue Hoche.

Toyota-Crown-1972
Toyota-Crown-1972

A la même époque, je fus frappé par la formes inversée de la calandre de cette Toyota Corona Mark II, aperçue au centre de Paris, qui devançait de quelques année les formes aérodynamiques des futures voitures européennes.

Toyota-Corona-Mark-II
Toyota-Corona-Mark-II

Mais la palme revient à la Toyota Century, voiture de prestige de la marque, utilisée par la famille impériale, les ministres et les chefs de grandes entreprises, dont le classicisme et l’élégance ne cessait de m’impressionner.

Toyota-Corona-Mark-II
Toyota-Century-1997

Il n’en est plus de même malheureusement pour la dernière version qui en voulant conserver le même classicisme tout en se rapprochant des formes plus modernes (à l’image de ce que sont devenues les dernières Rolls Royce) a perdu beucoup de son charme.

Rolls-Royce
Toyota Century 2023

Selon mes goûts, je ne peux pas m’empêcher d’en mentionner deux autres, la première, l’Isuzu 117 Coupé dessinée par Giorgetto Giugiaro que j’avais espéré acheter à mes débuts au Japon mais qui m’avait échappée à regret.

Isuzu-117-Coupe
Isuzu-117-Coupe

Et celle que j’ai acquise par défaut, la Luce à moteur rotatif de Mazda (merveilleux moteur mais bien trop gourmand) son nom ayant la double particularité de signifier la lumière et d’être le prénom de ma mère.

Mazda
Mazda

Pour conclure sur les voitures au Japon, comment ne pas mentionner la fabrication sous licence par la société Hino de notre 4ch Renault qui, comme le montre la photo ci-dessous, avait été quelque peu japonisée.

Renault-4CH
Renault-4CH

La 4 CV eut du succès mais l’aventure tourna mal au détriment de Renault. Selon le Guide Automobiles Anciennes « L’accord de départ prévoyait principalement le montage de la 4 CV sur place pour échapper aux droits de douane élevés. Cependant, sous la pression du Ministère de l’Industrie nippon, le taux de pièces fabriquées sur place va passer de 25 à 75%, puis à 100%. En 1957, Hino dénonce le contrat, cesse de verser des royalties mais continuera de construire la voiture jusqu’en 1963 ».

Après-guerre, les voitures étrangères n’eurent guère plus de succès au Japon.

Ce que je pouvais en écrire en 1988 dans une de mes contributions au livre « Regard sans complaisance des étrangers sur le Japon » (1)

« Malgré un bond fantastique des importations de voitures étrangères au Japon en 1987 (40%), le taux de pénétration du marché reste inférieur à 3%. Ce même taux est dix fois supérieur dans les autres pays développés (32,5% en Allemagne, 38,5% en Italie, 50% en Grande Bretagne, 35,7% en France et 28,4% aux USA). La justification officielle de ce faible taux est que les fabricants étrangers n’ont pas suffisamment fait d’efforts pour pénétrer le marché. La vérité est toute autre.

C’est en réalité 40 ans de restrictions administratives et techniques à l’encontre des fabricants étrangers qui ont permis à l’industrie locale de se constituer et de se renforcer au point de leur rendre quasiment impossible la pénétration du marché.

La question doit être replacée dans son contexte historique car dans ce domaine les prises de position sur un marché ne sont pas une affaire de quelques années mais de plusieurs décennies. Le marché européen est, à cet égard, un exemple de libéralisme.

Très tôt dans l’histoire de l’automobile, les fabricants américains ont été en mesure d’investir ou de racheter des entreprises européennes. Ce fut le cas en Allemagne pour Ford et General Motors (marque Opel), en Angleterre avec Ford et General Motors (marque Vauxhall) et Chrysler (marque Hillman et Sunbeam), en France avec encore Ford (marque Vedette) et Chrysler (marque Simca).

Certains de ces investissements n’ont pas été des succès, notamment en France où les deux firmes américaines ont finalement abandonné le marché. Globalement néanmoins, ils permettent à l’industrie américaine de détenir aujourd’hui une part non négligeable du marché européen.

A la même époque que s’est-il passé au Japon ? Contrairement à ce que l’on croit généralement, les Américains se sont très rapidement intéressés au marché japonais. Grâce à leurs implantations réalisées dans les années 1925 et 1926, Ford et General Motors détenaient plus des trois quarts du marché japonais en 1936.

Laurent Dubois

Après la guerre, et jusqu’au début des années 1970, les investissements dans le secteur automobile furent soit interdits soit soumis à des contrôles équivalents à une interdiction. 

Pendant cette période, les constructeurs étrangers n’avaient que le choix de faire fabriquer leur modèle sous licence. Ne se souvient-on pas de la petite 4 chevaux Renault fabriquée sous licence par Hino (déjà évoqué plus haut). Mais ces transferts de technologies ne se sont pas traduits, on le sait, par des implantations.

Lorsqu’après 1970, le Japon a amorcé la libéralisation des investissements, les choses ne se sont pas véritablement améliorées dans le secteur automobile en raison des mesures adoptées pou
r empêcher toute prise de contrôle par les fabricants étrangers
. 

Ainsi que le rapportait le Japan Times du 13 mai 1971 lors de l’annonce de la prise de participation de Chrysler dans Mitsubishi : “Les représentants du MITI ne s’inquiètent pas outre mesure de cette participation car la possibilité de voir Chrysler prendre le contrôle du n° 3 de l’automobile japonaise est très faible en raison du ferme contrôle de la maison-mère Mistsubishi Heavy Industrie”.

De la même façon, l’investissement de General Motors dans Isuzu ne fut accepté qu’à la condition que le capital détenu par les parties japonaises soit suffisamment consolidé. De manière plus claire encore, l’accord de Ford avec Mazda ne fut accepté que sous réserve de l’engagement par Ford de ne pas chercher à prendre le contrôle de la firme japonaise.

Chez Toyota, une disposition des statuts prévoyant que tous les administrateurs de la société devaient être de nationalité japonaise exprimait sans ambiguïté la volonté du constructeur de fermer son capital aux étrangers. Ainsi, malgré tous leurs efforts, la voie de l’investissement restait, et reste encore aujourd’hui, bloquée. 

Du côté des importations, la faiblesse du yen et la spécificité des normes japonaises constituèrent pendant longtemps un obstacle insurmontable à une pénétration du marché suffisamment importante pour être rentable. Ces obstacles ou restrictions sont loin d’avoir tous disparus.

Le système de taxation, par exemple, constitue encore un frein considérable au développement du marché. Comme chacun le sait la taxe sur les automobiles dont la cylindrée est supérieure à 2000 cc et/ou la taille est supérieure à une certaine norme est plus de deux fois supérieure à celle des voitures dites moyennes.

Une telle réglementation n’existe dans aucun autre pays. Elle a pour effet de classer arbitrairement dans la catégorie des voitures de luxe des voitures européennes considérées en Europe comme des voitures moyennes. La justification officielle de cette classification par la taille serait que les routes japonaises sont plus étroites qu’à l’étranger et que par conséquent le Japon doit limiter le nombre de grandes voitures.

Cette justification est néanmoins très contestable si l’on considère que la moyenne globale de la taille des voitures japonaise est plus élevée que la moyenne européenne. En réalité cette mesure, qui remonte à 1961, parait bien davantage être destinée à empêcher le développement d’un segment du marché occupé à 40% par les importations et dans lequel les modèles étrangers sont plus compétitifs que leurs équivalents japonais.
 

S’ajoute à cette restriction, entre autres, le fait que les primes d’assurances pour les véhicules étrangers sont du double de celles pratiquées pour les voitures japonaises sans qu’aucune raison économique ou statistique ne le justifie. 

L’obstacle relatif au prix a encore été aggravé par la complicité des importateurs locaux dont la politique a été de vendre peu de modèles au prix le plus élevé possible (comme c’est le cas pour la plupart des produits étrangers).

Tout le monde sait dans le milieu automobile que les prix des modèles étrangers sont fixés de manière autoritaire par l’Association Japonaise des Importateurs d’Automobiles. M.
Yanase, le président de cette association, ne cachait pas lui-même il y a quelques années que les étrangers devraient se cantonner dans le marché haut de gamme et laisser le marché des petits véhicules au producteurs japonais dont c’est la spécialité. 

Laurent Dubois
Laurent Dubois

C’est sans doute cette même complicité qui empêche les voitures coréennes d’envahir le marché japonais, comme elles l’ont fait au Etats-Unis. Dans ce dernier cas, nul ne peut croire que l’obstacle soit le prix. Mais alors quel est-il ? 

Ainsi, grâce au contrôle des investissements et aux restrictions de toute nature à l’importation, les fabricants japonais ont pu se développer à l’abri de la concurrence étrangère et organiser la distribution sur le marché intérieur dans des conditions telles qu’il est désormais extrêmement difficile et coûteux pour une firme étrangère de s’y installer.

Ils ont d’autant plus été en mesure de se renforcer que les marchés extérieurs leur étaient ouverts sans quasiment aucune restriction. N’est-il pas paradoxal, dans ces conditions de voir la France se faire accuser de protectionnisme pour sa limitation des importations des voitures japonaise à 3
%, pourcentage qui ne représente pas même encore le taux d’importation de l’ensemble des voitures étrangères au Japon. » 

(Les références historiques contenues dans cette partie sont tirées du livre de M. Dan Fenno Henderson ‘Foreign Enterprise in Japan ” aux Editions Tuttle).

Cette situation a-t-elle changée depuis près de 35 ans ? Oui à bien des égards mais peut-être pas si fondamentalement.

Les voitures étrangères n’occupent toujours pas plus de 10% du total de voitures vendues sur le marché en 2020, encore que ce chiffre doive être relativisé car ce total
ne comprend pas les K cars
ii qui occupent désormais près de 40% du marché, ce qui d’emblée ne laissent aux étrangers que les 60% restants pour y concurrencer les japonaises 

Laurent Dubois
Laurent Dubois

La part réelle des ventes de voitures étrangères tombe ainsi entre 5 et 6% selon les années. Et pourtant, ce n’est pas l’impression que donne la vision des voitures circulant à Tokyo.

Dans les quartiers résidentiels le
s plus huppés, pour la plupart situés à l’ouest de la ville, un regard sur les voitures parquées dans les maisons individuelles laisserait penser qu’à l’inverse, elles sont en surnombre. On ne compte plus les Mercedes, BMW, Audi, Porsche, Jaguar, land Rover, Volvo, Fiat (500 presqu’exclusivement) Alfa Romeo, les mini (le modèle le plus vendu) et aussi les Peugeot, DS ou Citroën qui tiennent bien leur rang. Dans les parkings d’hôtel, les Mercedes classe S ou les Porsche Panamera sont renvoyées au rang des voitures banales à côté des Ferrari, Maserati, Aston Martin, Lamborghini, Mac Laren, Bentley et Rolls Royce qui s’étalent avec une belle arrogance.

Cette contradiction apparente avec les chiffres vient principalement du fait que les voitures étrangères sont quasiment cantonnées dans les très grandes villes
. Le fait est que 25% du marché est situé à Tokyo dont 50% dans le seul quartier des affaires (Minato-ku), tandis que les Japonaises prédominent dans les quartiers plus populaires et à la campagne. Il est vrai aussi qu’un régime fiscal avantageux favorise l’achat et la vente de voitures chères qui sont pour la plupart étrangères. 
 

Autre signe de la fermeture du marché, les voitures coréennes en sont toujours aussi absentes (alors qu’elles rivalisent avec les Japonaises en Europe). Ne parlons pas des Chinoises qui ne le sont pas moins. Quant aux américaines, elles ne font pas mieux. Ford s’est retirée du marché en 2019, GM n’y vend que quelques Cadillac et Corvette, Chrysler survit grâce à ses Jeep.

Plus encore qu’en France les gros SUV ont le vent en poupe en dépit de l‘exigüité des routes et des habitats, la voiture ayant encore conservé
ici une valeur statutaire ( dont on est tenté de penser qu’elle est inversement proportionnelle à la taille des logements) surtout chez les seniors.

A l’inverse, comme en Europe, cet aspect tend à s’atténuer dans la jeune génération qui renonce à la possession d’une voiture en lui préférant des modes d’usage plus flexible tel
s que la location ou la voiture partagée (mais non pas à ma connaissance le covoiturage). Ceci explique, avec la baisse de la démographie, la chute continue des ventes de voitures au Japon (elles sont passées de 7.77.664 en 1990 à 5.195.216 en 2019 et
4.779.086 en 2023).  

 Un autre paradoxe est celui de la place du diésel sur le marché, il était totalement absent jusqu’à ces dernières années et est aujourd’hui de plus en plus présent chez les marques étrangères mais également chez Mazda.

Il est vrai que les progrès réalisés sur la réduction de la pollution de ces moteurs en Europe y
sont pour beaucoup, au point même qu’ils sont au Japon considérés comme
green au même titre que les hybrides et les électriques grâce à leur faible taux de CO2 au litre (notons que les Japonais font preuve ici d’une conception moins dogmatique que les européens en privilégiant l’approche scientifique sur l’image ancienne qui perdure encore dans les esprits).  

 
Ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera peut-être plus demain tant les bouleversements technologiques (voiture autonome) et règlementaires, les contraintes environnementales et l’épuisement des ressources, pour ne citer que ceux-là vont changer la donne, mais c’est une autre histoire… 

(1) « Regard sans complaisance des étrangers sur le Japon » publié en 1988 aux éditions Keirinshobo