ENVIRONNEMENT

Quelques idées et commentaires sur ce vaste sujet

Ce que j’en disais en 1988 (i)

« Le problème de l’environnement au Japon est fréquemment évoqué, et plus particulièrement par les étrangers. Il comprend de nombreux aspects qu’il n’est pas question d’aborder tous ici. Je limiterai donc mes réflexions à ce qui me frappe le plus au regard de ce que nous connaissons en Europe.

Le Japon est sans doute un des pays du monde qui a le mieux réussi à maîtriser le problème de la pollution atmosphérique. A l’inverse, la pollution esthétique me paraît être la plus persistante sinon la plus choquante, et ce pour une raison à laquelle il est difficile de trouver une explication convaincante. Tout dans l’histoire du Japon montre que le sens artistique y est extrêmement développé : l’architecture traditionnelle, la beauté des objets, l’art des fleurs, le gestuel du Noh, pour ne citer que ceux-là. Le Japon sait ce qu’est le beau à un point de raffinement incomparable. Cette tradition de l’esthétisme qui va jusque dans les coutumes de la vie quotidienne est à n’en pas douter une des parts les plus attachantes et les plus admirables de la civilisation japonaise. Mais la fascination s’arrête là car le Japon possède aussi en parallèle une faculté extraordinaire de faire cohabiter le beau avec l’inesthétisme le plus violent.

Ce qui est le plus troublant pour l’esprit, ce n’est pas l’existence de la laideur en soi (elle pourrait être le résultat d’une inévitable fatalité), c’est sa coexistence apparemment non contestée avec le beau.

Pourquoi ? Est-ce parce que le mot japonais exprimant la beauté (« kirei ») est aussi le mot qui exprime la propreté. La confusion des deux concepts en un même mot aurait-elle conduit à la même confusion dans l’esprit au point qu’un objet laid serait beau du moment qu’il est propre. Je ne peux le croire, et pourtant tout dans l’environnement japonais conduirait à en être convaincu.

Ou est-ce encore que par une différence des facultés visuelles, le Japon serait doué d’une vision focalisée et l’Européen d’une vision globalisée. Le Japonais oublierait l’environnement pour ne voir que la rose isolée dans un champ de ferraille tandis que l’Européen lui, ne pourrait faire abstraction de l’ensemble. Il est possible que cela soit devenu vrai par nécessité ou résignation, mais j’ai là aussi peine à croire que la différence aille au-delà.

Inutile d’insister sur le choc qu’éprouve un étranger la première fois qu’il approche la ville de Kyoto. Il s’attend à découvrir une autre Venise, et il débarque interloqué dans une cité qui a toute l’apparence d’une banlieue mal planifiée. Et pourtant les plus beaux parmi les trésors du monde sont là, superbement cachés derrière les murs qui les séparent du viol irréparable des temps modernes.

On me répondra que Kyoto a souffert de la guerre, mais était-ce vraiment une raison pour la reconstruire et la maintenir dans un tel état d’incohérence architecturale. Rotterdam rasée fut reconstruite admirablement. Où en est la raison, sinon dans l’absence de volonté de faire les choses autrement que ce qu’elles sont (« sho ga nai » dit l’expression japonaise).
La qualité d’un environnement est aussi perçue par l’accumulation des détails qui occupent l’espace.

Or, à cet égard, l’aménagement des villes est une réserve inépuisable d’étonnement. Commençons par ce qui après dix ans continue à me choquer quotidiennement avec la même violence : les poteaux électriques. Ceux-ci par leur omniprésence auraient dû depuis longtemps enlever la vedette au cerisier en fleurs dans les guides touristiques. Ces arbres de béton insensibles aux saisons choquent non seulement par leur nombre mais par leur énormité. Gigantesques pylônes surmontés d’étranges fûts métalliques en forme de poubelle parisienne, ils assaillent le regard partout où il se tourne.

Tokyo-Shimouma-Septembre-2020
Tokyo Shimouma Septembre 2020

Je ne connais pas d’autre ville au monde qui ait fait un choix de cette nature. Ailleurs, et pas seulement dans les pays développés, ces horribles lignes électriques sont enterrées (hormis quelques villes américaines, il est vrai, mais la référence n’est pas la meilleure en matière d’esthétisme urbain). Pourquoi pas au Japon ? Pourquoi le Japon n’aurait-il pas les moyens de faire ce que font des pays moins riches que lui ? Quelle est l’explication à ce phénomène incompréhensible ? Est-ce le lobby des fabricants de pylônes qui par sa puissance parvient à maintenir le statu quo ?

Et pourtant le problème semble avoir été reconnu. Récemment, le gouvernement annonçait qu’il allait accélérer les projets d’enterrement des lignes en faisant passer les kilomètres prévus de 18 à 60. A ce rythme, 50 ans n’y suffiront pas.

Au fait qu’ils soient inesthétiques s’ajoute celui plus grave encore du danger qu’ils constituent pour les passants et les véhicules à deux roues. Là aussi, je sais le Japon soucieux de sécurité.

Pourquoi donc rien n’est fait ? Imaginez toutes ces petites rues qui sillonnent Tokyo en arrière-plan des grands immeubles ou à la périphérie sans la disgrâce de ces pylônes. Quel plaisir il y aurait à s’y promener. Et que dire s’ils étaient remplacés par des arbres. Monsieur le Maire de Tokyo, encore un effort, il y a beaucoup à faire.

Une autre particularité des villes japonaises est la manière avec laquelle elles sont balisées. Les trottoirs, lorsqu’il y en a, ou les voies pour piétons sont systématiquement protégés de barrières métalliques dont l’esthétique est pour le moins discutable, surtout lorsqu’elles ont subi l’inévitable érosion du temps.

Il est vrai que, dans certains quartiers, elles sont devenues plus élégantes, mais dans tous les cas, on peut se demander si elles sont vraiment nécessaires. Pourquoi la plupart des autres villes se passent de telles protections sans que pour autant le nombre d’accidents soit, à ma connaissance, plus important qu’au Japon. Faut-il penser que le piéton japonais soit particulièrement maladroit et qu’il faille plus que pour d’autres le maintenir dans un univers parfaitement délimité. Qui décide de cela ? Est-ce une exigence de l’utilisateur ou le résultat d’élucubrations bureaucratiques. Quand on pense au coût de tels équipements et au sous-équipement routier, il est légitime de se poser la question sur la nécessité de telles dépenses.

Dans le même ordre d’idée, il est frappant de voir à quel point règne ici l’obsession de la signalisation et de constater la pollution qu’elle engendre. A croire que nous soyons tous des enfants et qu’il faille nous répéter tous les dix mètres qu’il faut rouler à 50 kilomètres à l’heure, qu’il y a un virage, qu’il faut faire attention aux incendies, etc. Cette cacophonie de signaux qui sillonnent les routes de tout le Japon, ajoutées aux barrières de protection mentionnées plus haut, donne le sentiment qu’on ne sort jamais de l’environnement industrieux et métallique des villes. Imagine-t-on ici quel plaisir immense il y a à se promener sur des routes où il n’y a rien qui sépare la vision de la nature, de ses arbres et de ses champs. Ici viendra toujours s’intercaler un panneau, une barrière, une publicité, un love hôtel baroque ou un pachinko étincelant d’or et de pacotilles.

Bien que protégés derrière leurs murs, les temples ne sont pas toujours à l’abri de cette pollution. Avez-vous fait l’expérience récemment de visiter le temple Zuizen-ji à Kamakura. Montez les escaliers entourés de petites statuettes qui mènent à la partie supérieure du temple. Les escaliers sont raides mais n’ayez crainte, vous pourrez étancher votre soif sitôt arrivé grâce au distributeur automatique de coca-cola qui fort ingénieusement a été installé au milieu même du temple lors de sa dernière restauration. Comment la contemplation bouddhiste peut-elle se concilier avec une intrusion aussi choquante et représentative de la modernité. Malgré mon goût pour la non-violence, il m’est souvent arrivé de rêver qu’une bombe sous cette machine serait la façon la plus exemplaire de régler le problème. Pour accentuer encore le premier choc, plus loin dans le cimetière qui, encastré dans la colline, se confond si admirablement avec la nature, l’harmonie de la couleur de pierre et de feuille est irrémédiablement troublée par la couleur criarde et vulgaire des seaux en plastique rutilant (que ne restent-ils en bois comme dans le passé).

Laurent Dubois

A la découverte d’un temple enfoui au fond d’une étroite vallée dans le Gunma-ken, quelle ne fut pas ma surprise de voir la perspective du temple complètement gâchée par deux énormes panneaux rouges mettant en garde les visiteurs contre le feu et puis, me retournant, par une énorme et vilaine bâtisse en béton (la demeure des moines).

Dans ces conditions, où retrouver le sentiment de nature si indispensable au repos du citadin. Dans les parcs naturels, pourrait-on penser. Illusion encore. Le fait de mettre la nature dans un parc est déjà en soi un acte contre nature. La nature pour être ce qu’elle est doit être libre. Pour accroître le mal, plus le site naturel est beau, plus l’obsession de téléguidage va s’accentuer. Les chemins touristiques seront fléchés, des lieux de pique-nique seront aménagés dans lesquels des poubelles rouge écarlate, affichant sans honte le nom de leurs généreux donateurs, National ou Toshiba, viendront singulièrement jurer avec les fleurs et trancher avec les couleurs fondues que sont celles de la nature. Comme un oiseau en cage, le marcheur cherchera en vain un lieu que la main de l’homme n’est pas venue gâcher.

La pollution esthétique rejoint ainsi une autre pollution qui est celle de l’esprit. Il est inévitable de penser que ce que cache ce téléguidage est bien une volonté d’encadrer le cheminement de l’individu.

Il s’agirait d’un apprentissage permanent à suivre la bonne ligne et à l’inverse de ne pas s’écarter du droit chemin. Ce qui guide le pas guidera aussi l’esprit, attention danger, suivez le guide vers ce qu’il est convenu de penser, de lire et de voir. Le peu de virulence du mouvement écologique au Japon montre, je le crains, que le conditionnement a fonctionné.”

Pourrait-on dire de même en 2020, oui et non. L’aménagement des villes, en particulier Tokyo, s’est considérablement amélioré. Les nouveaux centres urbains (Roppongi) ou ceux qui furent rénovés (Marunouchi, Nihonbashi) jouissent d’aménagements urbains d’une exceptionnelle qualité avec d’amples espaces verts.

Il est vrai que cela vise principalement les espaces dédiés aux bureaux et au commerce. Pour l’habitat, l’évolution est plus contrastée, de magnifiques résidences ont vu le jour tandis que dans les quartiers résidentiels la plupart des belles demeures sont remplacées par une agrégation sur le même espace de petites maisons étroites et resserrées sur trois étages (la concentration urbaine en est certes la raison, dit-on, mais en serait-il différemment dans d’autres pays).

Le taux élevé des droits de successions est le plus souvent mis en avant pour en expliquer la cause mais faut-il absolument succomber à une telle fatalité ? Quant aux villes moyennes et la campagne, la situation s’est plutôt aggravée, la dépopulation y étant pour une large part associée à une absence quasiment totale de volonté d’y remédier. Il en est de même des lieux touristiques que gâche toujours un habitat sans caractère, souvent délabré, sans compter avec les débris laissés à l’abandon sur le bord des routes ou des plages.

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Dans une rue de Kamakura août 2020
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La plage de Zaimokuza à Kamakura août 2020

D’aucuns me trouveront trop critique et me diraient que ces reproches sont bien peu au regard du bien-être qu’il y a à vivre au Japon, et je suis de ceux-là. Augustin Berque, chercheur au CNRS, et grand spécialiste, entre autres, de l’urbanisme au Japon, n’était pas moins sévère que je ne le suis au sujet de l’urbanisme japonais. Dans nombre de ses ouvrages, il donne cependant à ce paradoxe une explication plus positive qui mérite d’être soulignée. Selon lui, le plaisir à se trouver dans un environnement aussi désordonné et incohérent, où se mélangent sans hiérarchie la modernité et la tradition, le luxe et le dégradé, tient au seul fait que cet imbroglio est plus proche à l’oeil du chaos de la nature que ne le sont les grandes villes européennes faites d’alignement et de vastes perspectives.

« C’est l’espace contingent des hommes qui sont là, non celui d’un observateur abstrait des lieux, dont le regard unique et transcendant ordonnerait l’ensemble. » écrit-il dans Vivre l’Espace au Japon. Qu’il me soit pardonné de simplifier à l’excès une pensée plus complexe où il opposait plus fondamentalement le « situationnisme » comprenant l’espace physique, l’espace social et l’espace mental dans la spatialité japonaise à l’ « universalisme européen, opposition qui se manifeste par la précédence du concret sur l’abstraction, donc de la singularité des situations locales sur l’universalité de la règle géométrique (voir ci-dessous quelques extraits éclairants de l’auteur).

L’absence de répulsion ou, plus positivement, le plaisir provoqué par cet espace chaotique viendrait de son association avec l’imprévisibilité d’une nature abandonnée, avec l’inconnu au coin de la rue ?

Extraits de « Vivre l’Espace au Japon » d’Augustin Berque, 1982, collection Espace et liberté aux éditions Presses Universitaires de France

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Nous nous aimons en France les voies triomphales, et les trouvons dans la nature des choses… Ce qui s’exprime en la matière est une logique des grands axes, ponctués de points forts et convergeant généralement vers un foyer. Suggérons maintenant aux amateurs d’impressions curieuses de s’asseoir aux Tuileries dans l’axe Caroussel-Etoile, pour feuilleter les fameuses estampes des Cinquante-trois étapes du Tokaido. On sait que cet itinéraire est devenu depuis avec le TGV Shinkansen, l’autoroute Tomei-Meishin et la mégalopole. On sait moins qu’à l’époque de Hiroshige ou de Hokusai, le Tokaido était déjà d’une importance vitale or que nous montre les Estampes ? Des gens allant à pied sur des chemins de campagne étroits, ou dans des petites rues. Partout des détours, des coins, des gués, des cols et même des escaliers. En profondeur, aucune percée, en largeur aucun dégagement. Pourtant le Japon était à beaucoup d’égards un pays déjà moderne, à l’économie et à la circulation active, où les mouvements de personnes atteignaient une masse peut être unique au monde.

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Le refus des perspectives symétriques n’a pas été inconscient, comme en témoigne ce passage de Sakutei-ki (traité d’architecture des jardins, datant de la fin de l’époque de Heian) : « l’axe du pont et celui du perron sud ne doivent pas être alignés. Il faut qu’il y est un décrochement.. » Qu’en eût dit Le Nôtre ?

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Ainsi la cartographie, comme l’architecture et l’urbanisme, tend-elle à refuser les repères prédéterminés, les articulations linéaires et les perspectives d’ensemble. L’espace se conçoit tel qui se trouve aux divers moments où l’on en fait l’expérience. Les rares perspectives de Tokyo prennent ainsi leurs repères non point dans un ordre cosmique (comme Pékin, etc.) ou humain (comme Versailles, etc.), mais dans les paysages naturels tels qu’ils se donnent au hasard du relief local ; c’est le cas de ces rues orientées vers le Fuji san ou vers le mont Tsukuba. C’est l’espace contingent des hommes qui sont là, non celui d’un observateur abstrait des lieux, dont le regard unique et transcendant ordonnerait l’ensemble.

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Il est une seconde manière de mettre à profit les espaces intermédiaires. Celle-ci consiste, comme dans le shakkei (« emprunt de paysage »), à utiliser un troisième plan naturel (ou existant tel quel) pour mettre en valeur un premier plan, tandis que l’on dissimule le second plan tout en le suggérant.

C’est ainsi que beaucoup de jardin « empruntent » un fond de montagnes boisées tout en cachant avec leurs arbres le paysage intermédiaire. Celui-ci peut être fort laid – un autoroute, par exemple– mais du fait de sa présence invisible, il rehausse et produit en tant que tel le premier et le troisième plan, procurant ainsi une sensation d’espace que le jardin en lui-même n’offre pas. Bien évidemment, cette technique de juxtaposition renvoie au ma (le sens ou l’expérience de l’espace). Elle est foncièrement étrangère à nos mises en perspective, comme celle des jardins de Vaux-le-Vicomte, lesquels embrochent, articulent et raccourcissent l’étendue au lieu de la dilater, stratifier, segmenter.

La fonction primordiale des espaces tampons est en effet d’allonger les distances, au propre comme au figuré, quand on les parcours à pied ou seulement des yeux, voire en pensée… L’enveloppement limite et préserve les intérieurs bien mieux qu’un contraste brutal, car il oblige à des détours par les discontinuités qu’il introduit. Cette complexification des cheminements peut être considérée comme l’un des traits fondamentaux de la tonogenèse particulière au Japon.

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Une spatialité privilégiant la symétrie et minimisant les perspectives, où chaque aire avec sa logique intrinsèque l’emporte sur les lignes et leur logique intégratrice et centralisatrice, où les zones intermédiaires, horizontales et enveloppantes prévalent sur les confrontations nettes et les coupures verticales, où l’étendue se complique de détours et de coudes : la spatialité japonaise paraît goûter singulièrement la contingence.

Ce qui mène à se poser la question suivante : comment une spécialité peut-elle être contingente quand on sait qu’elle répond forcément à un ordre social et à un système technique ? Et cela d’autant plus que la société japonaise apparaît depuis longtemps comme très cohérente et réglée, voire contraignantes pour l’individu… Dans ces conditions il ne suffit pas de dire, comme on le fait souvent, que l’architecture et l’urbanisme japonais sont marqués par la liberté, l’irrégularité, voir le désordre.

Ce qu’il faut, c’est essayé de qualifier l’ordre qui sous-tend ses apparences. Le potier nippon qui donne un petit cou au bol qu’il vient de tourner, de manière à lui conférer l’apparence de l’imperfection, ne fait qu’appliquer un code, de la même façon que les résidences secondaires de la France de 1980 miment la rusticité par leurs enduits grossiers, leurs poutres apparentes, etc. …

La spatialité japonaise associe donc intimement l’intériorité au mouvement. Le plan du château du shogun à Edo (aujourd’hui palais impérial) illustre parfaitement ces principes. Ici rien qui évoque la rigide symétrie de l’Escorial ou de la cité interdite à Pékin…

La plus absolue dissymétrie règne dans la répartition des bâtiments et des pièces, et les circulations abondent en décrochement. Or une logique règne ici. Pour Inoue, l’essentiel est de comprendre qu’il s’agit d’un intérieur, lequel se développe organiquement pour lui-même, indépendamment de tous repères extérieurs. Rien des coordonnées cartésiennes qui commandent le plan de Pékin, ni les coordonnées polaires qui commande le plan de Karlsruhe : ici, les seuls repères sont ceux qui créent le rapport topologique d’une pièce donnée avec la pièce immédiatement précédente et la pièce immédiatement subséquente.

Le plan général indiffère, seul compte l’ordre de la progression–exactement comme, dans un plan de métro, seul compte l’enchaînement des stations, et non pas leur position géodésique…. D’étape en étape, coudes et détours dévoilent un nouveau prospect, la vue ne doit pas être simultanée, elle doit être successive. L’impression d’intériorité en est accentuée : perdant toute référence à un ordre général, le visiteur est totalement coupé de l’extérieur.

C’est une topogenèse interne qui se développe selon sa propre logique irréductible… Il va de soi que cette contingence est minutieusement organisée, conçue, codifiée : un ordre qui se donne pour un désordre, c’est doublement un ordre. Excepté certains précurseurs comme Gaudi ou Howard, notre propre organisation de l’espace commence à peine à entrevoir que les ordres simplistes et rigides du premier degré ne suffisent pas à l’homme.

En effet, la grande vertu de la spatialité japonaise n’est pas tant d’économiser l’étendue brute–encore que cela puisse intéresser l’urbaniste et l’aménageur–, que d’offrir à l’homme des irrégularités, les rugosités, les prises qui lui permettent d’être là, de se situer dans le flux spatio-temporel en vivant chaque lieu à chaque instant. Le bonheur insolite que l’on éprouve à flâner dans une petite rue de l’immense Tokyo n’a pas d’autres sources : être la sono da sono bas « au lieu le lieu », c’est véritablement vivre.
Si nous disons chez nous « au jour le jour », ne serait-ce que nous ne pouvons pas ne pas penser aux séquences temporelles, irréversibles et eschatologiques, aux détermination.

Page 202 L’exaltation du devenir et la valorisation des parcours, le non substantialisme qu’implique l’effacement du sujet, et les référentiels de vicinité qui fondent le logocentrisme (moral ou architectonique), mettent en valeur la forme, aux deux sens de rituel et d’aspect.

D’où la primauté de la forme sur la substance, du rôle sur la personnalité ainsi que la fonction déterminante de la face et du regard dans les rapports sociaux.

i « Regard sans complaisance des étrangers sur le Japon » publié en 1988 aux éditions Keirinshobo