« Pour moi, le vrai bonheur se tient plutôt du côté d’une vie risquée que d’une vie réussie au sens de l’acceptation de limites. Évidemment, domine aujourd’hui un épicurisme frelaté, vantant les recettes d’une subjectivité « harmonieuse », d’une vie qui a trouvé dans le monde une bonne place. Pour moi, il y a toujours dans le bonheur une touche aventureuse, qui fait qu’il n’est pas un état stable. Il ne peut du reste pas d’avantage être règle. Il est toujours une exception, quelque chose qui s’arrache aux lois ordinaires de l’existence. »i

Nul ne s’étonnera de savoir que le mot « Bonheur » n’a pas le même sens en France qu’au Japon, ou plus exactement qu’il ne répond pas à la même aspiration. 

Pour en être sûr, on peut le vérifier sans mal en se référant aux idées dominantes que reflètent les outils de l’intelligence artificielle : 

La conception du bonheur au Japon est souvent influencée par des valeurs telles que l’harmonie, la discipline, la gratitude et l’acceptation de sa place dans la société. Le concept de bonheur au Japon est souvent associé à l’idée de vivre en harmonie avec les autres, de respecter les traditions et de trouver un équilibre entre son travail et sa vie personnelle. De plus, la pratique de la gratitude, de la modestie et du respect envers les autres est considérée comme essentielle pour cultiver le bonheur. . Il est également commun d’apprécier la beauté des choses simples de la vie et de cultiver des hobbies ou des activités qui procurent du plaisir et de la paix intérieure. 

Comme on peut s’en douter, la mise en relation du bonheur avec le collectif est moins apparente chez les Français.

La conception du bonheur peut varier d’une personne à l’autre, mais en ce qui concerne les Français, on observe généralement une importance accordée au bien-être personnel, à la qualité des relations sociales et familiales, à la bonne santé, à la liberté et à la possibilité de profiter des plaisirs simples de la vie tels que la bonne nourriture, les loisirs et la culture. Les Français attachent également de l’importance à l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, ainsi qu’à la qualité de vie en général. 

Et moins encore chez les Américains. Sans que cela surprenne, viennent en premier chez eux : la réussite professionnelle, la liberté, l’autonomie, la santé, les relations sociales fortes et la recherche du bien-être personnel. 

Dans son Abécédaire, Takashi Moriyama, n’en a pas fait un de ses chapitres. Il est tentant d’en conclure que pour lui le bonheur ne serait pas un sujet que concerne les Japonais.  On peut néanmoins trouver dans la partie généralité, quelques lignes  relativisant les possibilités du bonheur au Japon. Après avoir évoqué le risque fondamental des tremblements de terre auquel s’ajoute l’absence de ressources naturelles, il écrit (page 19):  

« Ayant lu les quelques lignes qui précèdent, je suis sûr que vous comprendrez que nous autres Japonais devons nous adapter à une situation sur le plan géographique, comme sur celui des impondérables de la nature, que les heureux habitants d’autres contrées moins défavorisées, d’Europe ou d’Amérique, ne connaissent pas, et que nous avons finalement bien du mérite à garder le moral envers et contre tout. » 

Il faudrait y ajouter de manière tout aussi fondamentale l’influence du confucianisme pour lequel le bonheur est étroitement lié au respect de  l’harmonie sociale et familiale, la voie du juste milieu, et la recherche de l’harmonie collective, toutes notions qui laissent peu de place à l’idée d’un bonheur fondé sur la primauté de la réalisation de soi.  

Bonheur

On peut aussi appréhender la perception du bonheur en posant tout simplement la question : «  Êtes-vous heureux ou non » ou « Vous sentez-vous heureux ? » 

C’est ainsi que s’interroge le World Happiness Report en retenant des critères les plus universels possibles, ce qui du même coup ignore la part substantielle de la culture de chaque pays dans la perception de leurs valeurs dont celle du bonheur (rapport de 2024). Et quand il s’agit du Japon, on comprendra qu’une large part échappe à la compréhension du sujet. Le classement qu’il en donne en est le flagrant reflet. Le Japon est ainsi relégué au 51ème rang, bien derrière des pays dont on ne sait pas à première vue pourquoi il serait plus performant : Taiwan, ancienne colonie japonaise, menacée brutalement par la Chine, est au 31éme rang, les Philippines dont le PNB par habitant est un des plus bas d’Asie se classe au 53ème rang à peine derrière le Japon. Et la France, le pays des mécontents, le devance de 28 places avec son rang de 27ème. Les Français toujours prompts à se plaindre de tout seraient-ils plus heureux que les Japonais dont la résilience fait l’admiration de tous (quelques mauvaises langues disent que les Français seraient trop fier pour s’avouer malheureux même lorsqu’ils le sont). Plus surprenant encore est la similitude existant entre les conditions objectives du Japon, telles que retenues par le rapport, et celles des pays les mieux placés, dans l’ordre la Finlande, le Danemark,  l’Islande et la Suède. Israël vient en 5éme, ce qui ne manque pas d’interpeller sur les composantes de la perception du bonheur). 

Et, en effet, la condition la plus déterminante du bonheur (au sens de se sentir heureux) que retient le rapport est la confiance dans l’organisation sociale, dans sa stabilité, dans la sécurité qu’elle garantit sur tous les plans (emploi, santé, protection des personnes et des biens, qualité de ses services publics). Vient ensuite mais à un degré moindre la cohésion sociale (au sens de l’existence et de la qualité des relations sociales). A quoi s’ajoute la perception d’une certaine égalité sociale ou, en d’autres termes, d’une inégalité tolérable. Or la société japonaise répond bien à tous ces critères.  Il est néanmoins vrai que si les habitants des pays les plus performants impressionnent les visiteurs par leur attitude et par le sentiment qu’ils donnent d’une certaine joie de vivre, que reflète non moins visiblement la netteté de l’espace public.  

À l’inverse, autant les visiteurs du Japon, comme ses habitants, se réjouissent de la qualité de l’ensemble des critères qui viennent d’être évoqués, le citadin japonais ne donne pas l’impression d’un même épanouissement. En creusant un peu, il laisse plutôt paraître le poids des conventions Cela ne l’empêche pas d’être jovial dans ses relations avec les autres mais on ressent bien que la cohésion sociale soit plus vécue comme une fatalité que comme un choix. S’ajoute à cela une différence plus fondamentale qui sans doute fausse plus encore le résultat. Le bonheur n’est pas un objectif en soi, en raison autant de la conscience qu’il est inatteignable (comme l’inspirent les préceptes bouddhistes) que de l’idée fortement ancrée que l’existence est dure à vivre, que la sagesse est de savoir endurer, que le bien-être ne naît que de la souffrance, que vouloir être heureux serait presque une impolitesse. 

Comment alors pourraient-ils dire qu’ils le sont. Une fois cela posé, on se rend bien compte que le mot de bonheur dans son acceptation commune est ici hors de propos. Porter un regard négatif sur les Japonais sous le seul prétexte d’un mauvais classement aurait ici peu de sens dans un pays où l’idée de bonheur n’est pas valorisée au point où le serait l’endurance, la sagesse des rites, le respect de la norme, la joie non exprimée du travail bien fait et de la perfection (la joie étant ici le résultat d’un acte et non le reflet d’un sentiment) . Les Japonais seraient ainsi heureux dans l’instant mais n’auraient pas l’idée de l’être perpétuellement.  

Ces considérations sont fort bien résumées par  Jean-Marie Bouissou dans son livre « Les leçons du Japon »ii. 

« De manière générale, les cultures asiatiques ne conçoivent pas le bonheur individuel comme un état stable, qui serait le but ultime de chacun. En japonais, le caractère incertain et fluctuant de cet état se marque dans la multiplicité, des mots qui peuvent le désigner en fonction du contexte : pas moins d’une dizaine. Le plus courant est shiawase, qui signifie au premier chef « le moment où les circonstances font que… », « le cours des choses », « la chance » et seulement par voie de conséquence «  le bonheur ». Ce dernier n’est donc qu’un moment qui survient en fonction des circonstances. Par conséquent, les Japonais répondent difficilement « oui » à la question êtes-vous heureux ? Alors qu’ils le feraient si la question était : «Y a-t-il des moments où vous êtes heureux ? Page 346

Paradoxalement, le bonheur à la japonaise devient ainsi le produit, même des contraintes sociales qui le rendent impossible aux yeux des occidentaux. Ces contraintes prédisposent les Japonais, à être heureux en les formant à adapter leurs désirs à leurs conditions, et en les assurant qu’en échange, ils jouiront de la sécurité qui leur permettra de profiter pleinement des bons moments de plaisir matériel qui les récompenseront de leur labeur et les revivifieront, à condition qu’il n’ait aucune amertume à voir ces moments passer. Page 346

Vu de chez nous, un tel bonheur pourrait paraître médiocre et passif. Une société qui n’est pas portée par de grands rêves, nous semble voué à s’assoupir, voire, à s’affaisser,  au risque de faire le malheur de ceux qui s’y croyaient en sécurité, et qui avaient fait de cette sécurité, l’alpha et l’oméga de leur petite félicité. On peut craindre que ce Japon qui a su créer pour ses citoyens toutes les conditions matérielles d’un bonheur qu’ils semblent pourtant ne pas éprouver, soit condamné aux dépérissement faute de trouver une énergie nouvelle dans une idée plus exigeante du bonheur. Mais il n’est pas interdit non plus de se demander, si les Français, pour leur part, ne sont pas condamnés à l’insatisfaction et au stress, par l’idée que chacun doit aspirer au bonheur comme un état permanent et stable, voir le revendiquer comme l’un des droits que l’État doit garantir à tout citoyen. » page 354.

Que dire de plus ?