TRAVAIL À chacun son dogme

« On dit que les Japonais travaillent comme des fourmis. Ce n’est peut-être pas si faux, si l’on sait que les fourmis ne travaillent pas toutes comme des forcenées. Ce que racontait un jour avec beaucoup d’humour, l’écrivain Oé Kenzaburô lors d’un dîner offert en l’honneur de l’ambassadeur de France. Commentant les propos tenus par votre ex-premier, ministre, Edith Cresson, Oé confirma que chez les fourmis, comme chez les Japonais, il y en a 20 % qui sont de véritables stakhanovistes, 50 % qui travaillent à leur rythme et 30 % qui font semblant de travailler ! Ceci dit, je crois qu’il existe une nette différence entre l’attitude des Japonais à l’égard du travail et celle des Français. Pour les premiers, le travail est un but en soi et passe donc parfois avant les considérations touchant à la vie privée. Pour les seconds, c’est un moyen de s’assurer une vie personnelle aussi confortable que possible. La manière de concevoir les rapports entre employés et employeurs est elle aussi divergente. Les salariés français ont tendance à les considérer en termes d’exploitation de l’un par l’autre et incompatibilité d’intérêt, tandis que les Japonais s’identifient davantage avec ceux qui les emploient et acceptent donc plus facilement des sacrifices qu’ils savent indispensables à la bonne marche de l’entreprise. » Takashi Moriyama (i)

Tout est dit ou presque…

Existe-t-il sujet plus révélateur de nos différences, surtout si on y ajoute le mot valeur dont le concept vaut plus pour la France comme questionnement du sens et moins pour Japon où le travail est d’abord une nécessité et non une malédiction (ou à l’inverse une source d’épanouissement). Cela ne veut pas dire que la conception française soit inconnue du Japon, ne serait-ce qu’en raison de l’influence extérieure mais dans des proportions et à un rythme si lent qu’au regard des évolutions exponentielles que connaissent les autres pays occidentaux, l’écart se creuse encore davantage. On me dira que la jeune génération n’est plus prête à accepter la rigueur des conceptions traditionnelles, mais c’est ce qu’on a toujours dit de la jeunesse à ceci près qu’au Japon elle a tendance à rentrer dans le rang tout en laissant dire qu’elle n’est plus comme avant. Une anecdote ancienne, mais à mes yeux toujours d’actualité, éclaire bien ce propos préliminaire. A la question adressée il y a plus de 40 ans à la responsable des affaires générales d’une société française « pourquoi mettez-vous tant d’ardeur à ce
travail de l’ombre, si tard le soir, pour un si maigre salaire, avec si peu de vacances et sans jamais vous en distraire pendant la journée ? ». Ma question l’interloqua (comme si elle n’avait aucun sens à ses yeux). Elle me répondit tout simplement qu’elle travaillait par nécessité (celle de gagner sa vie) et quitte à y passer tant de temps mieux valait le faire bien pour en tirer la satisfaction personnelle du travail bien fait.

Cette conception du travail ne nous est pas non plus totalement étrangère. Charles Péguy ne disait-il pas autre chose lorsqu’il écrivait dans son pamphlet sur l’Argent en 1913 : « Nous avons connu des ouvriers qui avaient envie de travailler. On ne pensait qu’à travailler…Nous avons connu ce soin poussé jusqu’à la perfection, égal dans l’ensemble, égal dans le plus infime détail. Nous avons connu cette piété de l’ouvrage bien faite poussée, maintenue jusqu’à ses plus extrêmes exigences…Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c’est le propre d’un honneur. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. C’était entendu. C’était un primat. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même… ».

Mais revenons au temps présent. Etant moi-même encore à l’époque imprégné des conceptions « soixantuitardes » qui donnaient une place plus prépondérante aux loisirs ou même aux plaisirs (à ceci près que ceux qui prônaient cette philosophie de la vie était eux-mêmes des gros travailleurs tel qu’Herbert Marcuse ii pour ne citer que lui), j’eu quelques difficultés à accepter son explication et pourtant avec le temps je m’y suis fait. Pour mieux la comprendre, il fallait ajouter qu’au Japon le travail vaut plus pour sa valeur d’utilité sociale que pour sa valeur intrinsèque si bien que de ce point de vue tous les métiers sont respectables (ou respectables à égalité pour le dire autrement).

Prenez l’exemple du contrôleur des billets dans le train. Il a au Japon une tenue de général d’armée, casquette comprise, impeccablement rivée sur la tête. A son passage, aucun affect, il fait tout simplement son travail. En France, combien de fois ai-je ressenti une sorte de mal d’être lié à la fonction et au regard qu’on y porte (ou même seulement au sentiment de ce regard) sans parler de la tenue qui pour cause de modernité est plus incertaine. Il en va de même pour tous les métiers de services aux personnes que beaucoup rangent dans la catégorie médiatisée à tort de « boulot de m… » alors même qu’ils sont essentiels à la collectivité. Sans faire preuve d’angélisme, la dévalorisation de ces métiers est moindre au Japon car pris sous l’angle de la seule utilité sociale, ils en valent bien d’autres. Cette conception n’est toutefois pas seulement inhérente à la culture, comme si elle s’imposerait presque naturellement.

La prévention de la discrimination sociale fait partie intégrante des règles de bonne conduite inculquée à l’école dès le plus jeune âge.

Sur le même sujet, un exemple parmi d’autres cités par l’anthropologue américain, David Graebert, dans son livre « Bullshit Jobs: A Theory » iii est celui de la catégorie des métiers dont il dit qu’ils sont victimes de l’entourage : « un travail qui n’existe que pour donner à quelqu’un l’air ou le sentiment de l’autorité.
Par exemple, réceptionniste, assistant administratif, portier ». N’est-ce pas condescendant à l’égard de ces métiers dont les vertus sont pourtant essentielles pour créer le lien entre deux espaces ou deux entités, vertus valorisées au Japon dans toutes les fonctions d’accueil que ce soit dans les commerces ou dans les fonctions publiques. Certains diront que c’est à l’excès car trop dépersonnalisées (sourire aussi figé qu’obligé) mais c’est oublier qu’à l’inverse en personnalisant trop ces fonctions on prend le risque d’admettre une diversité génératrice d’alea et donc d’insécurité pour le
client ou l’utilisateur (j’admets qu’en France, à circonstances égales, on peut avoir d’agréables surprises avec des échanges plein d’humanité ou même seulement de jovialité, mais nul ne contesteraque l’inverse existe tout autant).

Laurent Dubois

S’y ajoute que dans beaucoup d’occasion ce lien est désormais remplacé par les sites dédiés des entreprises ou des organismes publics ou pire encore des voix anonymes sous prétexte d’économie et d’efficacité. Mais là aussi le Japon reste encore très préservé, ou très en retard diraient certains. A la décharge de l‘auteur américain, son analyse allait au-delà de ces seuls métiers. Ils en visaient bien d’autres dont à ses yeux l’utilité sociale était moins évidente.

Ne vous étonnez pas que je retienne parmi eux celui des avocats d’affaires qu’ils classent dans la catégorie des « intimidateurs », ou en d’autres termes de ceux qui vivent des défaillances des autres, quand ils n’en sont pas eux-mêmes la cause (c’est un raccourci un peu rapide de la raison d’être de ce métier qui oublie de tenir compte de l’inévitabilité naturelle des conflits dans toute relation humaine et sociale). Sur les traces de David Graeber, deux journalistes français, Julien Brygo et Olivier Cyran ont dans leur livre qui fit grand bruit «Boulots de m… ! Du cireur au trader, enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers » repris cette entreprise de médiatisation des « sales boulots ».

S’ils visent aussi bien la dégradation des métiers socialement utiles que la survalorisation des professions dites parasitaires ou néfastes(reprenant là les concepts développés par David Graeber), ils ont contribué, quand bien même ils ne l’auraient pas voulu, à favoriser l’idée qu’il existe des métiers « à ne pas faire », et ce n’est pas un hasard si ce sont ces mêmes métiers que les Français ne veulent plus faire et qu’il ne reste plus qu’à les requalifier de « métiers en tension » pour les confier à des travailleurs étrangers (ce qui sans qu’on s’en inquiète trop est en rupture avec le principe d’égalité promu par le monde politique auquel appartiennent ces auteurs). S’ils sont certes aussi en tension au Japon, la baisse de la démographie en est la cause principale et non pas que les nationaux refuseraient de s’y engager. Il est vrai que la quasi-absence d’immigration conduit à l’inverse au maintien de salaires relativement élevés dans ces métiers, ce qui n’est évidemment pas sans impact sur leur attrait et du même coup leur valorisation (à titre de comparaison, le salaire brut d’un éboueur à Tokyo est de 1.000 euros supérieur à celui de son équivalent à Paris). iv

Cette disgression n’avait pas pour autre objet que de resituer les divergences d’appréciation et leurs évolutions. Il va de soi que comme déjà évoqué, les réflexions que suscite cette dévalorisation du travail, ou du moins de certains d’entre eux, n’échappent pas totalement au Japon. Mais comme à l’époque des théories féministes de Simone de Beauvoir, pourtant fort lues, cela n’imprime pas ou fort peu. Ce qui vaut pour l’Europe ne vaut pas nécessairement pour le Japon.

Cette divergence de fond n’est pas seulement une idée : elle se manifeste concrètement dans la vie quotidienne par une plus grande rigueur dans le travail dont plusieurs signes ne trompent pas : une durée du travail plus longue (v) un absentéisme et un chômage plus faibles, (vi) des vacances moins longues (on en reparlera dans le chapitre Vacances, mais disons déjà ici pour le propos de ce thème qu’elles sont en théorie de 20 jours et qu’en réalité le nombre de jours réellement pris tourne autour de
10 jours par an au point que le gouvernement a dû obliger les employeurs à forcer sous peine de sanctions les employés à prendre au minimum 5 jours par an) sans évidemment parler de la grève qui est devenue aujourd’hui quasiment inexistantes au Japon. (vii).

Il ne faut cependant pas croire que l’acceptation de cette conception du travail est le seul fait de qualités particulières aux Japonais, telles que leurs tendances naturelles au consensus ou au compromis. Elle est aussi le fruit d’une paix sociale obtenue de hautes luttes, souvent violentes, qui commencèrent immédiatement après-guerre (voir sur le sujet le chapitre « Pacte social »).

i Takashi Moriyama déjà cité p. 161
ii « Avoir la liberté économique devrait signifier être “libéré de” l’économie, de la contrainte exercée par les
forces et les rapports économiques, être libéré de la lutte quotidienne pour l’existence, ne plus être obligé de
gagner sa vie. » Herbert Marcuse dans l’Homme Unidimenssionnel,
iii « Bullshit Jobs : A Theory »
iii paru en 2018,
iv 1.900 euros/mois pour un éboueur à Paris (source : Ville de Paris 2024) contre 2.800 euros à Tokyo (source :
Economic Research Institute)
v En heure travaillées sur l’année les Japonais restent très au-dessus de la moyenne 1607 contre 1490 pour la
France (battus par les Américains !)
vi Les congés maladie 9,4 au Japon contre 16,9 en France
vii En jours de grèves, la France en avait en 2019 128 pour 1.000 employés contre 1 au Japon