PATERNITE Entre droits et devoirs

Ce chapitre aurait pu aussi bien pu s’intituler « Autorité parentale » ou « Garde des enfants » puisque ce sont les sujets qu’il vise. J’ai pourtant opté d’en parler sous le titre « Paternité » parce que d’expérience c’est plutôt du côté de la revendication de la paternité à la française que le problème se pose, tout au moins dans le souci qui est le mien de mettre en avant la spécificité franco-japonaise (et non pas de rendre compte académiquement du sujet).

S’il est vrai cependant que les questions de la garde des enfants et de l’autorité parentale ne sont pas spécifiques au Japon, il n’empêche qu’elle soulève des questions qu’on attribue plus particulièrement aux différences sociales et culturelles particulières à ce pays (pour la lui reprocher), et non pas à la France qui ne manque pas non plus de particularisme. Pourquoi ? Parce qu’on a tendance à considérer que le système français est le reflet d’une conception progressiste (et donc universelle) qui a priori doit s’imposer à tous car jugée plus respectueuse des droits de l’homme et de la liberté individuelle qui en sont le corollaire.

De ce point de vue, et par comparaison, le Japon fait figure d’exception dans son conservatisme, exception qu’il se réserve et qui ne vaut que pour lui parce qu’il est le Japon, ce qui en d’autres termes signifie qu’il ne cherche pas à avoir raison pour les autres, il se garde cette vérité pour lui-même tout en même temps revendiquant que ce droit lui soit reconnu.

Cette dichotomie entre l’unicité et l’universalité est à l’origine de bien des incompréhensions, et il importe de la garder à l’esprit dans les débats qui prévalent sur le sujet.

Ces quelques mots introductifs peuvent sembler provocateurs mais ne sont-ils pas à la mesure des passions et même des violences qu’elles déchaînent, séquestration, effraction, grève de la faim, jusqu’à l’intervention du président de la République française auprès des autorités japonaises ?

Ceci posé, il est possible d’identifier les quelques points saillants qui sont à l’origine de la plupart des conflits relatifs au sort des enfants.

Le niveau de la conception de la famille et de son évolution dans la société reste au Japon traditionnelle et donc plutôt conservatrice. La famille est le fondement du mariage et par suite l’éducation des enfants sa vocation principale, vocation dans laquelle on s’en doute la femme occupe le rôle prépondérant de mère, tandis qu’à l’époux revient la charge d’assurer l’entretien de l’ensemble. Comme on le comprend, la famille n’est pas perçue comme le lieu l’épanouissement des époux dans le couple, la fonction amoureuse se dissolvant progressivement au profit de celles du père pourvoyeur pour le mari et de mère maternante pour l’épouse. Comme le dit le sociologue japonais Masahiro Yamada « l’idée romantique de l’amour n’est pas très valorisée au Japon, le mariage demeure une communauté d’intérêt. ». Voir aussi sur le rôle attribué à l’épouse japonaise les conclusions très éclairantes à cet égard de l’enquête menée par Jean-Michel Butelle, sociologue et chercheur un institut français de recherche sur l’Asie de l’Est pour le compte de l’OLES Japon i.

L’environnement social va contribuer à renforcer le maintien de chacun dans son rôle, socialement par le regard de l’autre et structurellement par la faiblesse (relative) des structures d’accueil des enfants pour les femmes qui travaillent.

De plus, le maintien d’une conception verticale de la famille qui ne facilite pas comme en France l’éclosion du concept de famille recomposée et la continuité idéalement apaisée des relations après le divorce. Du fait de la verticalité du groupe familial, celui qui s’en échappe en sort définitivement, et il en est de même quand il en est chassé. C’est ainsi que traditionnellement, une fois que le foyer familial est brisé par le divorce, l’enfant “n’appartient” plus qu’à un des deux parents, l’autre parent en est du même coup exclu, l’exclusion du conjoint partant valant aussi bien pour les couples nationaux que pour les couples mixtes.

Dans un tel contexte, la maternité étant par la force des choses devenue la raison d’être de l’épouse, on comprend mieux que c’est ce qui lui reste lorsque le conjoint s’en va et qu’elle tende à s’y accrocher sans concession.

Il n’est alors pas étonnant que la garde des enfants soit très généralement attribuée à la mère en cas de séparation. Selon les statistiques du Ministère de la Justice japonais, 87% des droits de garde sont attribués à la mère et 90% lorsqu’en cas de conflit un juge est conduit à se prononcer. Notons toutefois que cette prépondérance du rôle de la femme dans l’éducation des enfants ne lui a pas toujours donné la priorité sur l’autorité parentale.
Il s’agit là, en réalité, d’une situation relativement nouvelle en  contradiction avec la tradition confucéenne du Japon qui prévalut jusqu’à la fin de le deuxième guerre mondiale. Selon celle-ci, l’autorité parentale appartenait au père tout au long du mariage et, en application du même principe de verticalité, c’était à la femme de quitter le domicile conjugal en cas de séparation d’une façon qui en réalité s’apparentait fort à une répudiation, les enfants restant sous la garde du père.

Cette transformation radicale du rôle du père dans le foyer mériterait quelque réflexion, d’aucuns diraient que l’échec cuisant de la guerre imputable à la folie des hommes et les souffrances qu’ils firent endurer aux familles les a privés de leurs droits jusque-là tout puissants. Comme me le disait un élu du parti libéral démocrate, la défaite les aurait émasculés.

Pour les couples mixtes, cette différence de conception de la famille, qu’elle soit traditionnelle ou moderne, va être un facteur déterminant, sinon constant des incompréhensions qui par leur accumulation vont conduire à la séparation, incompréhension qu’aggrave aussi le mode de relation japonais qui privilégie le non-dit au détriment de l’expression orale des sentiments. Cette particularité ressort très clairement de l’enquête de Jean-Michel Butelle, évoquée plus haut. ii
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On me dira que mon propos est de parti pris puisque je n’évoque que les femmes japonaises délaissées (sans en juger ici la cause). C’est que les cas qui défrayent la chronique le sont très majoritairement entre femmes japonaises et un homme japonais ou étranger.

A ceci s’ajoute dans le cas des couples mixtes l’aggravation du poids des conséquences sociales de la séparation. L’épouse japonaise, qui pour les raisons soulignées plus haut ne travaille pas pendant la période des premiers âges des enfants, va perdre d’un seul coup son statut professionnel. Il en est certes de même en France à un certain degré, mais dans le cas du Japon, les conséquences de ce déclassement sont plus extrêmes.

Le fait d’avoir été mariée à un étranger rend en effet les chances d’un remariage  infiniment plus difficiles, les possibilités de retrouver un travail du niveau pré-mariage et les capacités d’assurer un revenu suffisant seront aussi plus faibles, sauf à pouvoir compter sur la famille (quand elle aura pardonné leur fille d’avoir failli avec un étranger). Sans parler du déclassement social car dans nombre des cas évoqués, la situation sociale acquise avec le mariage ne pourra jamais être retrouvée, d’où on peut le concevoir une forte accentuation du ressentiment à l’encontre de l’époux étranger, quelle qu’ait été la cause du divorce.

C’est pourquoi faire privilégier le droit, comme un dogme absolu, sur les considérations socio￾culturelles, certes plus subjectives, n’est pas toujours la bonne solution en cas de conflit. C’est là sans doute où la médiation peut jouer pleinement son rôle pour être moins tenue que les tribunaux ne le sont par la seule règle de droit.

Au-delà des déclarations d’intention des conjoints, toujours très égalitaires, on perçoit assez aisément une différence de vision du partage des tâches dans le couple. Qu’à la femme revienne la responsabilité de l’éducation des enfants est une réalité en France, comme au Japon, mais de façon plus profondément ancrée au Japon encore (page 31).

Un certain nombre (de mari français) souhaiterait que leur épouse accepte de travailler, pas seulement pour une question financière, mais aussi pour s’affirmer plus indépendante. Les femmes japonaises se font l’écho de cette demande de leur époux, et du stress que cela génère pour elles.

La question du travail de l’épouse peut ainsi être source de mécompréhension. Il y a longtemps eu au Japon, une tendance, confortée par l’organisation du travail, au sein des entreprises japonaises, à concevoir la naissance des enfants comme incompatible avec une carrière professionnelle salariée pour une femme. C’est d’ailleurs toujours le cas dans un certain nombre de secteurs, plus conservateurs. Certaines femmes mettent donc fin à leurs activités, sans réelle discussion avec leur mari français, ce qui suscite quelques étonnements, voire de grandes tensions (page 34).

ii Les Français hommes comme femmes insistent sur leur découverte progressive de l’importance du non-verbal chez leur conjoint japonais, de l’impossibilité de tout expliquer, avec les mots, voire du refus du conjoint de vouloir expliquer avec des mots : la compréhension des non-dits est vue, comme une preuve d’attention, d’empathie, et une marque de la solidité de la relation chez le conjoint japonais. La nécessité d’expliquer devient vite une lourdeur pour lui, quelle que soit la langue privilégiée. Les hommes français évoquent, en miroir une situation de blocage où plus rien ne peut passer par les mots.

Les femmes japonaises de leur côté expliquent que la demande de leur conjoint de discuter impose de gros efforts et est, en effet, source de stress. Certaines ressentent cela comme « une remise en cause de mon identité » qui les pousse à refuser le dialogue. Le mot qui revient le plus souvent chez les épouses japonaises est celui d’omoiyari (faculté de sentir ce que ressent l’autre) : elles attendent que leur mari les comprenne, sans que la parole soit nécessaire, et regrette chez leurs conjoints leur incapacité dans ce domaine. La différence culturelle est assez exacerbée en situation de conflit : elle porte alors à la fois sur les valeurs ou les pratiques mises en cause et sur les moyens utilisés pour percevoir et résoudre les problèmes (page 28)