INNOVATION/ORIGINALITE/CREATIVITE A quel prix ?

J’ai regroupé ces trois notions à dessein car elles constituent ce qui pour beaucoup différencie le Japon des pays occidentaux, bien que pour chacune d’elle pas tout à fait au même degré. On dira les Japonais peu créatifs, moins originaux, mais on hésitera plus à les dire moins innovants. S’agit-il d’idées reçues ou d’une vérité objectivement vérifiable. Les réponses sont contradictoires mais tendent très généralement à considérer qu’il y a bien une part de vérité derrière l’idée reçue, d’où l’intérêt d’essayer de le vérifier ou au moins de le comprendre.

Pour cela, de multiples questions se posent, quel est le sens de ces mots, est-ce un phénomène historique et si oui, comment a-t-il évolué au fil des ans, comment en prendre la mesure (quelles sont les instruments de cette mesure ?), qu’est-ce qui prédispose une société à innover et une autre pas, et in fine si on se place au plan des valeurs, est-ce que l’originalité et la créativité sont si importantes collectivement ou individuellement ?

Au regard de la transition écologique et plus spécifiquement pour le Japon du déclin démographique, on voit bien à quel point la question se pose aujourd’hui en des termes plus pratiques que philosophiques.

N’ayant pas la prétention de traiter le sujet académiquement, vous me permettrez de n’y faire qu’une incursion désordonnée tout en cherchant à jeter suffisamment de pistes et de références pour l’éclairer quelque peu.

Pour l’Occident, l’invention est le fait d’un inventeur génial, voir hors norme, on le préfère un peu asocial et qui ne pourrait exister que dans une société où la part de l’individualisme (et de l’indépendance d’esprit) occupent une place prépondérante, au contraire d’une société collectiviste dans laquelle primerait la normalité. En d’autres termes, la créativité ne s’épanouirait pleinement que sous un fond minimum de désordre toléré.

Cette vision prévaut sans doute plus lorsqu’elle est confrontée aux autres que dans la perception des pays occidentaux eux-mêmes, tant il est vrai que ce n’est sans doute plus aussi exact pour les inventions du monde moderne. Ne sommes-nous pas nous￾mêmes influencés dans notre histoire par la personnalité des grands inventeurs ou découvreurs, les Galilée, Léonard de Vinci, Darwin, Einstein et Pasteur pour ne citer que ceux-là. Pourrait-on en dire de même de Marie Curie, Von Braun ou plus près de nous Jérôme Monod et Douglass Engelbart.

Vis-à-vis du Japon, l’histoire donnerait raison aux idées reçues. A l’époque de l’ouverture du pays, les techniques modernes de l’Occident étaient inconnues et les dirigeants japonais comprirent vite que s’ils voulaient être à armes égales pour préserver leur indépendance, il leur fallait emprunter au plus vite lesdites techniques.

Ce qu’ils firent avec un grand talent car, le plus étonnant dans cette histoire, est que le Japon avait, grâce à un niveau d’éducation élevé, la capacité de s’approprier très vite les techniques étrangères. En témoigne le récit du Comte de Beauvoir, qui débarqua au Japon le 20 avril 1867, lors de sa visite à une fabrique d’armes à Tokyo :

Après la classique tasse de thé, les gâteaux et la pipe, qui sont la première offre de tous les hôtes, le directeur japonais de cet arsenal, M. Da-Keda nous le fit visiter en détail, et je ne saurais vous dire combien nous avons été frappé des résultats qu’a obtenus cet homme vraiment supérieur. Il n’est jamais allé en Europe ! Jamais un européen ne l’a aidé en quoi que ce soit ! Il a appris seul le hollandais dans les livres, et, une fois cette langue acquise, il s’est hardiment lancé dans les sciences mathématiques, dans la mécanique et la chimie.


Toujours avec le seul secours de ses livres, il a construit un grand nombre de machines, puis il en a fait venir trois ou quatre d’Europe, et nous avons vu ses canons rayés ; ses carabines rayées, ses pièces de montagne et ses obusiers ; nous l’avons vu à l’œuvre, et ça a été une grande joie pour nous de pouvoir le féliciter bien sincèrement.
Oui, ce peuple est bien attachant dans tout ce qu’il fait ! Tandis que la paresse et le statu quo sont les lois normales de tous les orientaux, le travail a du charme pour le Japonais: Il veut apprendre, et il me semble être resté si longtemps dans l’isolement le plus complet de la civilisation occidentale, que pour amasser des trésors d’énergie, d’entrain et de persévérance qui vont, du premier coup, en faire la première nation de l’Orient.

Il n’avait pas tort et s’il n’est pas avare de compliment, il décrit bien là dans un contexte historique l’extraordinaire capacité des Japonais à adapter, et le plus souvent améliorer les techniques étrangèresà la manière japonaise, ce qui, on le verra, fut la source à la fois de l’admiration et des reproches qui furent fait au Japon au sujet de sa méthode d’appropriation des inventions étrangères.

De là à ce qu’ils soient devenus des inventeurs depuis cet ancien temps, c’est un pas qui est traditionnellement dénié aux japonais, et parfois par les Japonais eux-mêmes.

Laissons parler l’un d’entre eux, le professeur Hideo Suzukii. [i]

Selon lui cela va même plus loin, les Japonais n’ont pas besoin d’originalité :

« Le manque d’originalité du japonais est un thème qui revient fréquemment dans les conversations depuis quelques temps. Les entreprises, soumises à une vive compétition et désireuse de distancer leurs concurrentes, apprécient naturellement les idées neuves.

Dans le domaine de la recherche également, la créativité est mise sur un piédestal. Or, il faut bien admettre que dans un domaine comme dans l’autre des Japonais n’ont jamais fait de grandes inventions ou de grandes découvertes.
Voilà déjà quelques temps que je m’interroge sur ce qui peut bien différencier les Japonais et les occidentaux à cet égard, et au cours de ma réflexion j’ai été amené à me demander si l’originalité est vraiment d’une importance capitale pour l’être humain. »

Et il s’explique ainsi :

« Dans le monde chrétien du logo, tout est sujet à distinction… Ceux qui n’ont pas d’opinion propre ou qui n’osent pas s’engager ne méritent que le mépris, puisque si j’ai raison, quiconque n’est pas de mon avis à tort. Le monde du logos est donc un monde d’individualité favorisant la dépendance de pensée et par la même l’originalité… Au contraire dans le monde du lemme ii, tout est lié : vous êtes et je suis, mais nous ne sommes pas des êtres isolés. Un tel monde ne peut donner naissance à une pensée indépendante, mais par conséquent à l’originalité. Toute individu exceptionnel est ramené au  niveau de la masse.

Au Japon, la recherche originale n’est souvent rien de plus que le dévoilement de faits nouveaux dans un domaine déjà familier (N .D .R. N’était-ce pas déjà ce qu’on désigna plus tard sous le nom de « reverse engineering »). Il devient clair que si l’originalité est une qualité hautement prisée dans la culture chrétienne où tout est confrontation, elle est considérée comme peu  souhaitable dans le mode bouddhique de la relativité. On ne peut pas dire que sa présence soit un bien en soi et son absence un motif de mépris puisque les deux cultures se valent. Se sentir en état d’infériorité pour ce manque d’originalité, c’est donc accepter sans examen les critiques de l’occident. »

Et de rajouter pour aller jusqu’au bout de sa pensée :

« L’originalité n’a en soi rien de sacré. Si l’on veut être réaliste, on doit même reconnaître que c’est grâce à son manque d’originalité que le Japon a pu se développer. C’est en s’appliquant à leur tâche que les Japonais sont devenus des spécialistes et qu’ils ont pu fabriquer des produits de haute qualité.
Je ne veux pas dire par-là qu’il vaut mieux ne pas avoir d’originalité mais simplement que le Japon pourrait à bon droit ignorer les critiques de l’Occident à cet égard car c’est un concept étranger à sa culture. »

De là à dire que c’est précisément en raison de leur manque d’originalité que les Japonais sont supérieurs dans la recherche appliquée, il serait hasardeux d’aller jusque-là mais la question reste posée.

Dans la continuité du Docteur Suzuki, nombre d’auteurs ont repris ces thèmes avec une insistance qui souvent marquait mal leur partialité.

Éric Jolivet dans son « Essai de lecture critique autour de l’innovation industrielle au Japon » paru dans la revue de la Maison Franco-japonaise EBISU N°14 Juillet/Septembre1996   cite pour sa part quelques biais cognitifs parmi des plus représentatifs après s’être lui-même interrogé sur les idées reçues des occidentaux sur le sujet. Il introduit ainsi son essai :

L’objectif de ce texte et d’inviter le lecteur à aborder un certain nombre de questions sur le regard que les économistes occidentaux portent le plus souvent sur le Japon et son industrie. M’intéressant à l’innovation technologique dans les entreprises japonaises, j’ai été saisi, à la lecture d’une bibliographie sur le sujet, par la récurrence d’un leitmotiv. On voit très souvent affirmé que les entreprises japonaises auraient fondé leur stratégie sur l’imitation, ce qui est implicitement présenté comme déloyal et peu glorieux, et que les Japonais seraient par nature dénués de sens créatif.

Dans le texte, je propose au lecteur d’explorer la question de savoir pourquoi un tel discours a été porté sur l’industrie japonaise. Je défends l’idée qu’à partir de tels préjugés, et même si les discours tenus ont la saine apparence (mathématique) de la scientificité, on s’obscurcit soi-même la vue et on s’empêche fondamentalement de comprendre le fonctionnement de l’économie japonaise.

On s’efforcera de saisir, au contraire, les phénomènes économiques nippons dans leur singularité, c’est-à-dire sans chercher à en rendre compte trop systématiquement pas des catégories pré-construites, on gagne clairement en intelligibilité sur deux plans : d’une part, on comprend plus aisément les particularités de l’innovation japonaise et leur cohérence, d’autre part, ont saisi mieux la relativité des catégories de pensée occidentale et les relations étroites que celles-ci entretiennent avec des pratiques industriels observable dans nos pays.

Et faisant écho à l’interrogation du Docteur Suzuki, il écrit :

Or, malgré les résultats exceptionnels obtenus par l’industrie nipponne, largement reconnus, de nombreux auteurs soulignent la faible capacité créatrice et innovatrice de celle-ci. Comment le Japon, si l’on admettait que sa capacité innovatrice est faible, pourrait-il en même temps être un pays capable de proposer un modèle performant d’entreprise ?

Nous sommes bien là au cœur du sujet, si on ne peut échapper au constat que les Japonais sont  supérieurs dans la recherche  appliquée, on leur déni la capacité plus noble, vue de notre chapelle, d’exceller dans la recherche fondamentale.

L’économiste américain, E. Mansfield, cité par Eric Jolivet voit deux raisons à cela :

Premièrement, le Japon a concentré ses efforts sur les secteurs commerciaux (alors que les États-Unis ont investi massivement via leur gouvernement dans des projets militaires). Deuxièmement le Japon s’est appuyé sur les technologies avancées de l’Ouest qui ont pu être adaptées à un coût relativement faible. En outre, les entreprises japonaises consacrent plus d’investissement que leurs concurrentes à améliorer les technologies de procédés, c’est-à-dire celles liées à la fabrication, à l’amélioration des machines et des outils.

Comparativement, les entreprises américaines auraient donc par trop négligé l’importance de la production en se focalisant sur l’invention de produits or l’amélioration des procédés est plus difficile à imiter et une entreprise peut facilement conserver ses secrets de fabrication, car le procédé est en quelque sorte la partie invisible du produit.
  Jolivet page 11

Une façon de reformuler la position de Mansfield consiste à souligner que les performances technologiques du Japon sont basées sur l’exploitation de technologies étrangères. Alors que le modèle américain d’innovation serait inventif, le modèle japonais serait imitatif, et consisterait en une forme de larcin intellectuel. Selon cette hypothèse, les entreprises japonaises préféreraient attendre le moment opportun pour fournir leurs efforts de R&D, bénéficiant ainsi des progrès réalisés par leurs concurrentes, au moment où les technologies commenceraient à porter leurs fruits.

Pour aller contre cette vision traditionnelle d’un Japon déloyal, Eric Jolivet cite abondamment C. Freeman[i].
Il est l’auteur de travaux qui reprennent dans une toute autre perspective, les questions de l’imitation et du système d’innovation japonais. En particulier, Freeman ne conçoit pas l’imitation comme un trait structurel de l’économie japonaise, mais comme une étape particulière de la mise en place du système d’innovation japonais, et de ses institutions…

Dans le processus d’imitation, Freeman met en évidence le rôle de ce qu’ils appellent le reverse engineering. Pour Freeman, les entreprises japonaises auraient sur la base de leur expérience, défini un système d’innovation très efficace, un nouveau mode d’innovation, de formation de la technologie.

Au contraire de Mansflled, l’imitation n’est plus un larcin, ou n’est plus sujette à un jugement défavorable et moralisateur, mais une étape fondamentale, marquante du développement économique du Japon. La performance des entreprises ne peut être comprise ni comme une supériorité intrinsèque … L’histoire de l’industrie japonaise, et en particulier sa position particulière d’emprunter un simulateur les meilleures technologies étrangères aurait abouti à la formation progressive d’une certaine cohérence vertueuse entre l’entreprise japonaise et son environnement.

Les mots n’ont pas forcément la même valeur, reprenant le texte de Jolivet[i] « Innover dans le modèle japonais ne consiste plus à exploiter l’idée d’un inventeur génial, c’est d’être capable de faire évoluer ensemble de l’entreprise, ses produits, ses modes de fabrication ses compétences.

Selon cette vision des choses, innovation n’est pas nécessairement une rupture technique à introduire, mais plutôt une démarche collective et permanente de recherche d’adéquation au marché. La question du caractère universel de la vérité occidentale… Poser la question de l’innovation en termes de créativité fausse en partie le débat, et une analyse centrée sur les façons d’apprendre est à tous points de vue préférable ».

Cette manière d’écarter du débat l’idée d’une propension plus ou moins culturelle ou même génétique qu’auraient ou non les uns et les autres pour le resituer dans un contexte historique est aussi celle de Jacques Dupouey dans son livre « Passeport pour le Japon des Affaires »

Que dit-il sur le sujet « D’une position initiale d’emprunt et d’importation de technologie étrangère, il s’est de plus en plus orienté vers le renforcement de sa propre recherche & développement. Probablement influencé par l’idée confucéenne que la copie de son travail est signe de reconnaissance et d’estime – on ne copie en effet que ce qui est bon (NDLR Voilà pour la culture) – le gouvernement a commencé au mépris de ses engagements internationaux, par tolérer la copie des produits importés qu’ils soient brevetés ou non.

Après la seconde guerre mondiale, surtout dans les années 70, l’industrie japonaise a fait activement l’acquisition des technologies étrangères principalement par contrat de licence. La méthode la plus communément employées fut la souscription de licences pour les technologies les plus avancées, à charge ensuite pour les licenciés japonais de les améliorer et maintenir avec des inventions mineures multiples locales.

À la fin de l’année des années 70, l’écart technologique avec l’occident s’était considérablement réduit. Il y avait peu de nouvelles technologies en provenance de l’étranger ou leurs propriétaires ne souhaitaient plus les concéder en licence à des termes favorables aux japonais. Le gouvernement japonais encouragea alors la recherche fondamentale par opposition à la recherche appliquée notamment par les aides financières ».

Ainsi, au-delà des reproches qui peuvent être fait au Japon sur sa plus moins grande propension à emprunté ou à innover au fil de son histoire, il ne peut être nié le fait que le Japon a pris très tôt conscience de la nécessité d’innover par lui-même en investissant massivement dans la recherche et développement. Dans les récentes années, cela ressort plus particulièrement du plan scientifique et technologique en 1995 associant le METI aux universités et aux entreprises dans les domaines clés tels que les sciences de la vie, les technologies de l’information, les sciences environnementales et les nanotechnologies.

En part de PNB, le Japon était ainsi devenu le leader parmi les pays de l’OCDE 3,29% en 2000 contre 2,69 pour les Etats-Unis et 2,20% pour la France (en 2020, 3,26%, 3,45%. Le Japon avait à la même époque la plus forte densité de chercheurs : 6,2 pour 1000, ce qui représente 1,2 % de la population active.

Déjà la même année, le Japon exportait plus de deux fois plus de technologies qu’il n’en importait. Ce sont là des données objectives dont la traduction de la capacité innovante du Japon va se retrouver tout naturellement dans l’augmentation progressive des dépôts et enregistrements de brevets au point qu’il en devint pour un temps le leader mondial (se reporter sur ce point au chapitre Brevets). 

Ces données comparatives et quantifiables des capacités du Japon en disent long sur l’idée d’un Japon peu innovant pour ne pas dire peu créatif.

Il est vrai que sur la base de ces mêmes données, le Japon a perdu en 2020 sa place de leader en pourcentage de PIB car tout en maintenant un niveau identique de dépenses (3,26%), il est maintenant dépassé par la Corée (4,81%), les Etats-Unis (3,45%). Le déclin est plus significatif pour les enregistrements de brevets pour lesquels le Japon a très largement perdu son leadership.

Il est toutefois permis de penser que ce déclin relatif est plus le résultat d’une moindre dynamique des entreprises japonaises et d’une plus grande faiblesse (relative) des efforts de recherche au Japon que d’une régression de sa capacité intrinsèque (ou culturelle) à innover.

Il n’est pas non plus interdit d’essayer de trouver d’autres mesures comparatives et quantifiables de la capacité innovante du Japon. Une vient naturellement à l’esprit, celle de la reconnaissance inventive que constitue l’attribution des prix Nobel et, de ce point de vue, cette mesure donnerait raison à ceux qui déni au Japon une position de premier plan dans la créativité.
Si on se réfère au nombre de prix Nobel attribués de 1909 à 2020 dans les domaines scientifiques (Physique, chimie, médecine) on constate que depuis lors, les États-Unis en ont eu 152 tandis que les Japonais seulement 21 (à titre de comparaison la France en avait 36).

Extrait du mensuel Voice reproduit dans le France Japon Echo 2ème semestre 1984 N°21
ii Saisir dans sa totalité, non pas avec le langage mais avec l’intuition. La science basée sur le lemme, née dans la tradition bouddhiste, montre que la perception rationnelle est possible même en dehors des lois du logos dont la contradiction est un élément clé.
iii C.Freeman (1988). « Japan : a new national System of Innovation?”en Dosi et alii (1088), Tcchnical Change
and Economic Theory, Pinter Ed.
iv Page 39
v Passeport pour le Japon des Affairesé Edition L’Harmattan 2007